Carnets de création (26/28). À la tête de la compagnie blÖffique théâtre, Magali Chabroud s’invite dans des espaces publics ou, plus largement, non dédiés à la représentation. L’autrice et metteuse en scène y déplie avec son équipe une poétique et une éthique de la relation, où l’imaginaire compose tout en finesse et en intelligence avec le réel.
« Il faut qu’on imagine des projets artistique adaptés, qu’on arrive à s’immiscer dans ce contexte. Mais il ne faut plus reporter. » Répétée par deux fois au cours de l’entretien par Magali Chabroud, cette position résume – au-delà du sentiment d’épuisement que suscite la période incertaine – au plus juste ce que tente d’appliquer le blÖffique depuis la fin du printemps 2020. Car passées la stupeur et les annulations du premier confinement, la compagnie a décidé de tout mettre en œuvre pour continuer à travailler et répéter. Actuellement plusieurs spectacles sont en préparation. Outre un projet au long cours pour un quartier de Lyon; la suite de l’aventure de Correspondance de quartier – projet de territoire re-contextualisé pour chaque lieu investi –; l’équipe s’est attelée à une nouvelle création jeune public.
Alors bien sûr, pour toutes ces propositions il a fallu s’adapter, jongler, composer tant dans le dialogue avec les structures programmatrices et partenaires qu’avec les spectateurs impliqués dans la conception des spectacles et dans leurs modes de restitution. Mais tant que les enjeux de chaque projet sont conservés, l’autrice et metteuse en scène Magali Chabroud affirme sa volonté de continuer. Pour La Ville du chat obstiné, spectacle à destination exclusive des enfants qui en réunira trente, âgés entre huit et onze ans, l’autrice et metteuse en scène confie qu’on lui a demandé lors de rendez-vous initiaux si le projet était « covid-compatible. » « Par réflexe, j’ai répondu « oui » en me disant que nous trouverions des idées. Nous travaillons avec des groupes d’enfants et nous voyons au fur et à mesure ce qu’il est possible d’inventer. »
Cette création, qui en partant pister un chat errant s’intéresse aux usages que les enfants font de la ville, est en résidence d’écriture et d’expérimentation depuis plusieurs mois. Magali Chabroud précise qu’il s’écrit « comme une écriture de plateau, mais pour l’espace public » et en ménageant une grande place aux spectateurs auxquels il s’adresse. « Les enfants sont considérés comme l’un des partenaires de la représentation au sens fort. Tous les rendez-vous de recherche et répétitions se font avec eux. » La Ville du chat obstiné s’invente donc à hauteur d’enfants dans un dialogue étroit. « L’idée est de les entraîner dans une pratique de la ville qui soit la plus libre possible, qui respecte leur autonomie, les connaissances qu’ils ont de ces espaces publics comme les vies qu’ils y mènent. » Loin de vouloir leur apprendre ou leur enseigner ce que nous, adultes, saurions de ces espaces, l’artiste souhaite tisser « un rapport d’échanges et de comparaison d’expériences. Reconnaître les différences entre eux et nous et les légitimer.
À bien y regarder ce spectacle, tant par sa forme déambulatoire, sa jauge réduite, que par sa manière de penser la place du spectateur ainsi que l’adresse à ce dernier (dans le processus d’écriture comme dans celui de monstration), est emblématique du travail mené par le blÖffique. Ainsi qu’intimement lié au parcours de Magali Chabroud … Ayant commencé en tant que comédienne dans le champ du théâtre contemporain (et en salles), l’artiste se souvient d’un sentiment de frustration. « J’avais le sentiment que l’essentiel des propos et de la proposition – quelque inventifs et riches qu’ils soient – étaient récupérés par le fait que la majorité des spectateurs étaient conscients du type d’expérience qu’ils allaient vivre. Il y avait une récupération par le lieu de tout ce que nous pouvions proposer.
Jouant dans des espaces publics, la comédienne y découvre un potentiel d’expérimentations stimulant, et la capacité de « réactiver tous les rapports et les discours portés et proposés. ». Après avoir suivi la FAIAR – Formation Avancée et Itinérante des Arts de la Rue (Marseille), elle crée en 2006 le blÖffique théâtre pour y tracer avec d’autres artistes et collaborateurs sa voie personnelle. « La place du public dans les espaces non dédiés à la représentation me fascine. Une infinité de positions peut lui être proposée – d’entrer dans l’image à être chorégraphié dans sa posture de spectateur jusqu’à devenir partenaire de l’écriture – qu’il peut accepter ou refuser.
Aujourd’hui, l’invention de modes de relation particuliers aux spectateurs est devenu pour le blÖffique un élément essentiel de l’écriture et de la dramaturgie. « Cela constitue le point de départ. Après c’est une question que tout le théâtre contemporain ne cesse de poser. Mais l’enjeu de la place du public et de la relation est repositionnée de manière fondamentale par les espaces non dédiés et la prise en compte du contexte de la représentation. Nous ne jouons jamais de nuit et le réel qui nous entoure est toujours à vue : l’imaginaire que nous proposons n’exclut pas le réel, il se vit en parallèle de celui-ci. » Ce geste impose de s’interroger sur « comment mettre en scène l’état, la relation au spectateur plus que ce qu’il voit ou entend.
Si La Ville du chat obstiné (comme les autres projets en cours) est promis à une jolie tournée – du Théâtre des Aires de Die au Festival In de Chalon dans la rue, en passant par Lieux publics à Marseille, Magali Chabroud ne cache pas son inquiétude sur la situation actuelle. « Cette qualification de « non-essentiels » est un terme que nous n’avons pas fini de penser. Voir qu’aucune négociation n’aboutit pour une réouverture et qu’il est possible – bibliothèques mises à part – de n’avoir aucune vie culturelle en France pendant des mois va nous marquer pour longtemps. Que cela ait été accepté socialement constitue symboliquement un recul énorme. Et je crains que nous ne mettions du temps à mesurer ce que ces mesures délégitiment, comme à le reconquérir…
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
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