La metteuse en scène, et directrice du Théâtre Dijon-Bourgogne, met sous haute tension le huis-clos social de Stefano Massini, 7 minutes, remarquable de finesse, d’intensité et d’intelligence.
Elles travaillent chez Picard & Roche depuis quelques mois ou plusieurs dizaines d’années, elles sont ouvrières ou employées, les doigts dans le métier à tisser ou la tête dans les livres de comptes, et toutes sont aujourd’hui dans la même bateau, dans l’attente fébrile du retour de leur porte-parole, Blanche, partie s’entretenir avec « les cravates », cet aréopage d’hommes puissants qui tiennent leur destin entre leurs mains. Membres du comité d’usine, élues par les 200 travailleuses qu’elles représentent, ces dix femmes se préparent au pire, à être laissées sur le carreau par les nouveaux patrons de l’entreprise, acquéreurs de la majorité des parts de ses propriétaires historiques. Alors, lorsque Blanche sort de l’interminable conclave et annonce qu’aucun emploi n’est menacé, Rachel, Sabine, Mireille et consorts ne peuvent que sauter de joie pour exprimer leur soulagement ; mais il y a plus. Dans une lettre adressée à chacune d’elles, les repreneurs leur demandent de prendre position, d’accepter, ou non, que l’ensemble des salariées de l’usine renoncent à sept minutes de temps de pause pour, disent-ils, « faire un pas vers eux ». Insignifiante aux yeux de la quasi-totalité des membres du comité, prêtes à passer au vote sans barguigner, cette requête éveillent les soupçons de Blanche qui veut, à tout le moins, en discuter.
Inspirée par la lutte menée, en 2010, par les ouvrières de Lejaby, et non sans rappeler la construction scénaristique de 12 hommes en colère de Sidney Lumet, 7 minutes fait aussi écho aux « accords de compétitivité » ou « accords de performance collective », ces deals ou chantages – selon les points de vue – qui placent les salariés face à un choix similaire : faire des concessions sur leur temps de travail ou le montant de leur salaire en échange d’une garantie de maintien de l’emploi pour une durée souvent déterminée. Sauf que, chez Stefano Massini, le dilemme est d’autant plus pernicieux, et c’est là le premier tour de force du dramaturge italien, qu’il manque de clarté. La proposition soumise aux travailleuses n’est pas présentée comme un marché en bonne et due forme, mais bien comme une simple « demande », « un pas vers » qui peut conduire à toutes les hypothèses. S’agit-il d’un test ? D’une demande d’allégeance déguisée des nouveaux maîtres pour s’assurer de la docilité à venir de leurs salariées ? De la première étape d’une stratégie de casse de leurs acquis sociaux ? Et la pression est d’autant plus forte que Stefano Massini la double d’une contrainte temporelle : les membres du comité ont une petite heure et demie, montre en main, pour se décider. Une stratégie dramaturgique du temps réel qui contribue à mettre les spectateurs, eux aussi, sous tension, à les placer aux côtés de ces femmes pour les inviter à imaginer ce qu’ils pourraient faire dans une telle situation.
A l’avenant de cette mécanique formelle, savamment huilée, 7 minutes fait montre d’une intelligence et d’une finesse rares dans son propos. Plus politique que militante, jamais manichéenne, la pièce s’intéresse davantage au processus d’émergence d’une potentielle lutte qu’à son résultat, met parfaitement en exergue les tiraillements entre destinée collective et intérêts individuels et dit tout du poids des parcours, des origines, des nécessités économiques, des personnalités dans l’affirmation d’une décision personnelle, sans jamais, et c’est là l’autre tour de force de Stefano Massini, n’en condamner aucune. Surtout, elle décrit, avec acuité et doigté, la situation dans laquelle se retrouvent bon nombre de salariés pour qui avoir un job est une « chance » en soi. Mis dos au mur par un marché du travail difficile et par la relation déséquilibrée avec un patronat qui n’a, a priori, que l’embarras du choix, les voilà, toujours, contraints d’agir en défense, plutôt qu’en attaque, pour préserver, au lieu de conquérir, des acquis sociaux. Triste réalité qui transforme la lutte en question de survie, et peut remiser l’idéal collectif au placard.
Aux commandes de ce huis-clos social, Maëlle Poésy fait brillamment monter la pression grâce à un dispositif scénographique bi-frontal qui renforce le pouvoir immersif du texte et l’impression d’étau dans lequel les onze femmes, constamment présentes au plateau, sont enserrées. D’une extrême justesse, sa direction d’actrices s’intéresse autant à ce qui se dit qu’à ce qui ne se dit pas, à ce qui se lit clairement sur les visages des sept comédiennes de la troupe de Comédie-Française, auxquelles viennent prêter main forte quatre actrices extérieures – Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Edith Mennetrier et Lisa Toromanian. Toutes remarquables d’engagement, à commencer par Véronique Vella, magnifique en contre-cheffe de file, elles ne cherchent jamais à singer des ouvrières, mais incarnent, plus simplement, des femmes au bord de la lutte. Surfant avec une incroyable aisance sur le jeu de ping-pong verbal orchestré par Stefano Massini, elles parviennent, tout à la fois, à former un collectif et à offrir un caractère, une voix, une attitude, un parcours, une identité singulière à chacune de ces femmes, auxquelles il devient alors difficile, voire quasiment impossible, de ne pas profondément s’attacher.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
7 minutes
de Stefano Massini
Mise en scène Maëlle Poésy
Avec la troupe de la Comédie-Française : Claude Mathieu, Véronique Vella, Françoise Gillard, Anna Cervinka, Élise Lhomeau, Élissa Alloula, Séphora Pondi, et Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Edith Mennetrier, Lisa Toromanian
Traduction Pietro Pizzuti
Dramaturgie Kevin Keiss
Scénographie Hélène Jourdan
Costumes Camille Vallat
Lumières Mathilde Chamoux
Son Samuel Favart-Mikcha
Maquillages, coiffures et perruques Catherine Saint-Sever
Assistanat à la mise en scène Aurélien Hamard-PadisAvec la participation artistique du Jeune Théâtre National
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.Durée : 1h35
Théâtre Dijon Bourgogne
du 13 au 24 septembre 2022
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