Avec la complicité d’Adèle Gascuel et de Simon Gauchet, l’auteur, metteur en scène et comédien Rémi Fortin se penche sur le sentiment de peur et, au gré d’expériences théâtrales en diable, pose sur lui un regard aussi tendre que critique.
Si, avec la création de sa compagnie Passage d’animaux sauvages, Rémi Fortin se lance dans une nouvelle aventure théâtrale, l’artiste ne renie en rien sa trajectoire passée. Mieux, il tient, pour celles et ceux qui ne l’auraient pas suivie, à souligner la façon dont elle a nourri la naissance de sa dernière pièce, L’Usage de la peur, créée à Culture Commune, Scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais. « Au cours de la création de mon précédent spectacle, Le Beau Monde, nous avons découvert, un peu par inadvertance, un thème qui nous a passionnés : celui de la mémoire des émotions, de leur évolution dans la longue histoire humaine et de la nécessité qu’il y aurait, alors, peut-être pour nous autres, acteurs et actrices, de les réincarner dans un futur lointain, de tenter de les reconvoquer, d’y parvenir succinctement ou d’y échouer brillamment, explique-t-il dans sa note d’intention. Or, s’il y a bien une émotion qui, d’ores et déjà, a disparu du théâtre alors qu’elle est très présente (hélas) dans la vie de nos sociétés, c’est bien la peur. » Comme si l’auteur et comédien avait fait d’une pierre deux coups en resserrant la focale du premier spectacle pour imaginer, avec Adèle Gascuel et Simon Gauchet, les contours du second. Et, de fait, à l’écoute des premières minutes de L’Usage de la peur, on croit effectivement découvrir un petit frère – ou, à tout le moins, un cousin germain – du Beau Monde, tant le cadre de prise de parole – et parfois la parole elle-même, telle cette référence au théâtre décrit comme un lieu (disparu) où l’on se « rassemblait pour ressentir en milieu artificiel des émotions qu’on préférait parfois éviter en milieu naturel, terreur et pitié, farces et attrapes, être et ne pas être » – y apparaît similaire.
Nous voilà donc, à nouveau, plongés dans un futur indéfini, dans un monde où un historien peut se dire « vingtéunièmiste » sans que cela ne fasse sourciller personne. Au sein du Conservatoire des émotions où il officie en compagnie de Gustave, son acolyte et homme à tout faire, Albert, c’est son nom, orchestre des séances de « rééducation sentimentale » qu’il conçoit comme « un véritable enjeu de santé publique ». Car, dans cette société où le sentiment de peur a totalement disparu, une épidémie menace et tout un chacun peut, s’il venait à être contaminé, mourir violemment de… peur. Pour nos deux conférenciers-expérimentateurs, il s’agit donc de permettre à celles et ceux qui les écoutent, et ressentent avec eux, de découvrir et d’apprivoiser ce sentiment, de voir dans quelle situation, par le passé, il survenait, comment il se matérialisait concrètement et de décoder les mécanismes qui pouvaient, parfois artificiellement, la susciter ou la contrer. Avec les moyens du bord, ceux éminemment artisanaux du théâtre, toujours à vue, les deux compères se lancent alors dans une série d’expériences pour, espèrent-ils, apeurer leur auditoire. Pêle-mêle, ils font mine d’être sous la menace d’une poutre qui pourrait à tout moment leur tomber sur la tête, se déguisent en hommes dépecés dont on retirerait méthodiquement l’intestin grêle, ont recours à la musique inquiétante ou aux cris d’effroi dignes des meilleurs films d’horreur, se plantent des morceaux de bois dans la tête ou se font arracher la main – avant qu’elle ne repousse –, et font même appel à une petite souris qui, dans sa cage, n’a à ce point plus peur de rien qu’elle en est devenue immobile – sans doute grâce à ses ancêtres qui, comme l’avaient montré des chercheurs britanniques dans le cadre d’une étude parue au début de l’année 2025, étaient capables de réprimer leur peur instinctive.
Chemin faisant, et tandis que le duo se fait peu à peu dépasser par le système qu’il a mis en place, se dessine alors une cartographie de nos peurs, à nous, femmes et hommes du XXIe siècle – celles du comédien qui entre en scène, du manifestant qui s’en va protester, du père qui s’inquiète pour l’avenir de son enfant, de l’amoureux qui n’ose pas se déclarer, du quidam qui ne réussit pas à boucler la fin de son mois, du skieur qui semble mal assuré, de la personne qui se sent sous la menace d’un agresseur sexuel, du citoyen qui craint sa police, du compagnon qui rencontre pour la première fois sa belle-famille… –, mais aussi de ces réalités, comme le réchauffement climatique ou la montée de l’extrême droite, qui, quoi qu’on en dise, paraissent effrayer de moins en moins de gens, comme si, dose homéopathique après dose homéopathique, ils en avaient été immunisés – comme la souris. Avec le concours de l’autrice Adèle Gascuel, dont on devine la plume à l’encre plus politique, Rémi Fortin interroge également la peur comme levier de contrôle – celle du père qui utilise sa « grosse voix » pour promettre une claque à son enfant ou qui lui lit un conte inspiré de la légende du Joueur de flûte de Hamelin pour renforcer, par la bande, son autorité paternelle – ou comme objet de « divertissement » cinématographique plus coûteux qu’on ne le croit – Tippi Hedren, l’actrice principale du célébrissime Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, ayant accusé le réalisateur de l’avoir agressée sexuellement et moralement pendant le tournage. Dans un même élan, les petites et les grandes peurs ne cessent de se mêler, et le sentiment apparaît alors dans toute sa complexité kaléidoscopique, autant comme un instrument qui permet aux dominants de pétrifier les dominés que comme un mécanisme inné de survie qui donne l’occasion d’échapper à la mort.
Davantage que d’en faire rire à tous crins – un exercice délicat quand on sait que certaines peurs sont bien réelles, et douloureuses – ou de la susciter à qui mieux mieux chez les spectatrices et les spectateurs – qui ne sont pas venus pour souffrir –, L’Usage de la peur déploie un regard tout à la fois critique et tendre sur ce sentiment. Avec l’appréhension du plateau qu’on lui connait, et qu’il a su transmettre à Romain Crivellari, tout aussi pied-nickelé que lui, Rémi Fortin adopte une posture naïve, quasi enfantine, et, malgré un jeu encore en phase de rodage au soir de la première, transforme le plateau en immense terrain de jeu et d’illusions bricolées qu’on croirait ouvert à toutes et tous – et qui, peut-être, le sera à un moment ou un autre. Imaginé par Simon Gauchet qui, il y a près de deux ans, avait intrigué nombre de spectatrices et spectateurs avec La Grande Marée, donné au Théâtre de la Bastille, l’espace scénographique se veut, à cette aune, théâtral en diable, avec ses rideaux de fils, ses cloisons amovibles – qui, les unes après les autres, scène après scène, sont patiemment et discrètement assemblées pour préparer la surprise finale –, ses cordes et ses poulies, qui entendent souligner que, même si peur il y a, elle ne sera que très artificiellement convoquée. À l’adresse de tous les publics – dès 12 ans –, L’Usage de la peur paie parfois le prix de son accessibilité en ne creusant pas tout à fait suffisamment l’ensemble des familles de thématiques qu’il aborde, mais réussit à rendre touchant, à défaut de désirable, un sentiment que, exception faite des casse-cou, des têtes brûlées et autres fans de Chucky, Jack Nicholson et L’Exorciste, tout le monde cherche à fuir, sans toujours y parvenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Usage de la peur
Une création collective de la Compagnie Passage d’animaux sauvages
Conception et jeu Rémi Fortin
Co-écriture et renfort plateau Adèle Gascuel
Regard extérieur et scénographie Simon Gauchet
Régie générale, plateau et jeu Romain Crivellari
Costumes Violaine De Maupeou
Lumière Auréliane Pazzaglia
Son Nathan BernatProduction Compagnie Passage d’animaux sauvages
Coproduction Culture Commune – Fabrique Théâtrale, Scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais ; Théâtre Public de Montreuil – Centre Dramatique National ; Les Célestins, Théâtre de Lyon ; La rose des vents – Scène nationale de Villeneuve-d’Ascq ; Théâtre Sénart, Scène nationale – EPCC ; Veilleur de Nuit ; L’École Parallèle Imaginaire
Avec le soutien de la DRAC des Hauts-de-France
Résidences Équipements culturels de la Ville de Lille, CENTQUATRE-PARIS, Collectif FAIR-E / CCN de Rennes et de BretagneDurée : 1h20
À partir de 12 ansVu en octobre 2025 à Culture Commune, Scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais
Théâtre Public de Montreuil, CDN
du 12 au 22 novembreThéâtre-Sénart, Scène nationale, Lieusaint
du 5 au 7 février 2026La rose des vents, Scène nationale de Villeneuve-d’Ascq
du 10 au 12 février






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