Avec une ironie mordante, le danseur et chorégraphe Akène Lenoir et le danseur et sociologue Marco Mary s’emparent des codes de cette pratique sportive en vogue pour mieux en révéler les accents masculinistes, et les accommoder à la sauce queer.
« Chez Lundy Grandpré, il y a deux grandes passions : les jardins et le sport. » De l’exploration de la première, le collectif emmené par Lucile Genin et Akène Lenoir avait fait les frais, voilà deux ans, en se retrouvant au coeur d’une polémique déclenchée par un tweet du maire (LR) du 2e arrondissement de Lyon, Pierre Olivier, qui avait fallacieusement dénoncé, à des fins purement politiques, les performances autour de l’écosexualité orchestrées par le tandem pour mieux remettre en cause les 1 500 euros de subventions municipales qu’il s’apprêtait à recevoir. S’en était suivi un déferlement de « menaces et de messages de haine » sur les réseaux sociaux qui avait poussé le duo à annuler l’ensemble du programme initialement prévu. Depuis cette tempête dans un verre d’eau, la raison artistique a heureusement repris ses droits, et Lundy Grandpré se tourne aujourd’hui vers son autre « passion », le sport, comme base et objet d’étude de son nouveau spectacle, WOD, qui, après sa création aux SUBS, lieu vivant d’expériences artistiques de Lyon, a fait une (trop courte) halte au Carreau du Temple, où se tenait, comme chaque année à la fin du mois de mai, le Festival Jogging, qui, au long de sa programmation éclectique, se plait justement à combiner arts vivants, arts plastiques et pratiques sportives.
Aux yeux et aux oreilles des non-initiés, le sigle « WOD » apparaîtra sans doute un peu obscur, voire ésotérique. En réalité, cet acronyme signifie Workout Of Day – soit entraînement du jour en bon français – et renvoie à une séance de sport, d’une durée souvent assez courte, combinant exercices de musculation, de cardio et de gymnastique, effectués à haute intensité, notamment dans le cadre de la pratique du CrossFit, qui, ces dernières années, s’est répandue comme une traînée de poudre, jusqu’à devenir le nouveau sport à la mode. Encouragés par la voix d’une coach plus vraie que nature – « Ok la team, on part dans cinq, quatre, trois, deux, un… » –, sur une musique dopée aux beats et aux remix de tubes bien connus – tels Crazy in Love de Beyoncé ou le plus inattendu Vois sur ton chemin des Choristes –, comme seules les salles de sport (ou presque) en diffusent, Akène Lenoir et Marco Mary déboulent sur le plateau pour s’adonner à un pas de deux synchronisé, où, sur un rythme pour le moins soutenu, ils vont enchaîner les positions et mouvements des crossfitteurs (et pas que). Des burpees aux squats, des fentes au shoulder bridge, en passant par la planche latérale, une large partie de la grammaire du sport en salle y passe, avec une fluidité remarquable et une maîtrise impressionnante. Preuve que ces deux-là ont, grâce à leurs corps athlétiques finement dessinés et contrairement à d’autres pratiquants du quotidien, bel et bien « serrer leur centre ».
Cette entrée en matière explosive pose instantanément le cadre et reflète parfaitement l’intensité d’une pratique sportive qui, en même temps qu’elle sculpte et malmène les corps, façonne et formate les esprits. Dans un environnement scénographique décalé, où Lucile Genin a volontairement donné aux instruments du bon sportif – le vélo, le kettlebell, la gourde, la boîte de protéines en poudre et même le mixeur – une teinte rose fluo pour le moins inhabituelle, Akène Lenoir et Marco Mary, qui, en plus d’être danseurs, sont respectivement chorégraphe et sociologue, vont alors se lancer dans une déconstruction en règle du CrossFit, de ses composantes explicites et implicites comme des valeurs qu’il véhicule. Des codes vestimentaires neutres – que le duo trolle en se parant de tenues elles-mêmes rose fluo – au vocabulaire incompréhensible par le commun des mortels, de la réification du coach, mi-Dieu mi-bourreau, au culte de l’apparence, du sentiment d’appartenir à une tribu aux mantras sans concession – « Sang, sueur et larmes », « No pain no gain », « Pas d’excuses que des résultats » –, se dessine progressivement le portrait d’une pratique sportive qui exclut au lieu d’inclure, qui asservit au lieu d’émanciper, qui entend fondre, y compris au forceps, ses adeptes dans un moule aux contours masculinistes.
Pour mener à bien ce projet, qui révèle, fait prendre conscience et se moque davantage qu’il ne cloue au pilori, Akène Lenoir et Marco Mary vont user d’une série de combinaisons et d’alliances, plus ou moins contre nature. Avec une ironie mordante, ils explorent les « passions mitoyennes » de la danse et du CrossFit, notamment au cours d’un solo où un bodybuilder gonflable esquisse des pas de base de la danse classique, enchevêtrent les gestes et les mots, qu’on croirait tout droit sortis, au vu de leur conformité avec la réalité, d’un véritable WOD, et font s’entrechoquer les univers. En forme de pied de nez à la philosophie sur-testostéronée du CrossFit et à son halo genré et classiste, les deux interprètes vont peu à peu l’accommoder à la sauce queer. Un glissement tout à la fois scéniquement drôle et intellectuellement chirurgical qui trouve son acmé dans le dernier solo d’Akène Lenoir où, perché sur de très hauts talons à paillettes et au rythme d’une musique beaucoup plus douce, le danseur exécute sans ciller les mêmes mouvements que lors de son entrée sur le plateau, augmenté de quelques pas de voguing. Preuve, s’il en fallait une, que la pratique sportive peut, dans sa version la plus pure, accueillir toutes les individualités, sans chercher, au nom d’un folklore drogué au mythe du surhomme, à les conditionner.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
WOD
Chorégraphie et interprétation Akène Lenoir, Marco Mary
Scénographie Lucile Genin
Costumes Gabrielle Marty
Son Martin Poncet
Lumière Sandrine Sitter
Regard extérieur Marine Colard
Vidéo Didier Serciat
Assistanat Mathilde Hausermann RamisseProduction Lundy Grandpré
Coproduction et accueil en résidence Le Carreau du Temple, Établissement culturel et sportif de la Ville de Paris ; Les SUBS, lieu vivant d’expériences artistiques, Lyon
Soutien et accueil en résidence Théâtre de Vanves / Scène conventionnée d’intérêt national « Art et création » pour la danse et les écritures contemporaines à travers les arts ; Maison de la Danse de Lyon ; Lisière, atelier de création artistique
Avec le soutien du CND Centre national de la danse (accueil en résidence), du mécénat de la Caisse des Dépôts et de la DRAC Auvergne-Rhône-AlpesDurée : 45 minutes
Vu en mai 2025 au Carreau du Temple, Paris, dans le cadre du Festival Jogging
INSA Lyon, dans le cadre du FASIL (Festival Arts Sciences et Sociétés)
le 6 novembre
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