Avec Les Monstrueuses, Leïla Anis poursuit sa délicate poésie de l’exil. De l’entre-deux au féminin. Mise en scène par Karim Hammiche qui partage la scène avec elle, elle convoque toute une généalogie de mères, de 1929 à 2008.
L’exil, pour Leïla Anis, est terre d’écriture. Lieu de poésie et de mémoire. Sol fragile où déployer un « je » capable de partir à la rencontre de l’Autre. « Je me mets à parler pour que l’arrachement serve à quelque chose, pour que ce qu’il y a de fou, d’insensé dans mon exil, retrouve un sens », disait-elle au début de Fille de, porté sur scène en 2013 par Géraldine Bénichou du Théâtre du Grabuge. Une compagnie lyonnaise engagée dans un théâtre citoyen, avec qui Leïla Anis faisait ses premiers pas d’auteure dans Pose ta valise (2010) parmi un chœur de femmes qui, accompagné par des musiciens et comédiens professionnels, disait et chantait son déracinement. Sa solitude mais aussi sa joie de partager un chant ou une histoire. Une bribe d’intimité. Cette fois mise en scène par Karim Hammiche, fondateur de la compagnie de l’Œil Brun dont elle est comédienne-auteure associée, Leïla Anis poursuit donc avec Les Monstrueuses la recherche autour du féminin en exil qui l’anime depuis ses débuts. Et s’y épanouit.
La langue singulière des Monstrueuses saisit d’emblée. Seule dans une semi-pénombre que perce son visage lumineux et sa voix claire, quasi-enfantine, Leïla Anis dessine des frontières qui échappent à toute géographie réelle. Ancrant son récit dans une « terre des femmes coupées » où « la lune rugit dans le noir », où « la Majnouna coupe la nuit en deux » et où « la femme folle fend l’air », l’artiste pose en effet les bases d’un conte dont Ella, 30 ans en 2008, est le personnage principal. D’une parabole qui s’ouvre sur le malaise de cette jeune femme le jour où elle apprend sa grossesse, et se poursuit par l’évocation labyrinthique et fragmentaire de la vie ses ancêtres. Cela depuis ses arrière-grand-mères Jeanne et Zeïna, nées et mortes la même année mais dans des pays éloignés. L’une en France, l’autre au Yémen.
Dans cette pièce dont le rapprochement avec Fille de met en avant la forte dimension autobiographique, Leïla Anis se fait femme-gigogne. Carrefour d’histoires passées sans avoir été correctement transmises aux nouvelles générations. Dans la bouche de Leïla-Ella, le divorce de Jeanne, la perte de sa fille Rosa et sa mort suite à une tentative d’avortement ne sont pourtant pas blessures à vif. Pas plus que la souffrance de Zeïna ou celle de Joséphine, mère d’Ella et fille de Rosa et Jean Paoli dont les deux premiers enfants – dont une autre « Joséphine » – sont décédés avant d’avoir vécu. Entre un lit d’hôpital et le reste du plateau, la comédienne déploie un jeu et une parole d’après la cicatrisation, qui davantage que la monstruosité maternelle est le sujet central de la pièce. « Le monstre, c’est le silence », conclura en effet la future maman.
Conçue comme l’espace mental d’Ella, l’élégante et minimaliste scénographie de Karim Hammiche – dans le rôle d’un infirmier, il accompagne aussi la quête mémorielle de l’héroïne – offre à la comédienne et auteure un espace idéal où convoquer les récits de celles dont la protagoniste porte le sang. Leïla Anis fait ainsi vivre toutes les femmes qui se réveillent en Ella sans céder à la tentation de l’incarnation. Tout en faisant sentir les accents et les corps des absentes, Leïla Anis parvient à se tenir hors du réalisme qui porte souvent préjudice aux créations de plus en plus nombreuses qui mettent en scène des identités complexes. Sans occulter la douleur des femmes tiraillées entre Orient et Occident, victimes de sociétés patriarcales, Leïla Anis et Karim Hammiche font de leur théâtre un endroit de douceur et délicatesse qui s’oppose à la violence et à la rapidité de notre monde. À sa profusion d’images que la scène gagne toujours à éviter ou à questionner.
Les Monstrueuses
auteure et comédienne Leïla Anis
metteur en scène et comédien Karim Hammiche
création musicale Clément Bernardeau
créatrice lumière Véronique Guidevaux
régie son Pierre-Emmanuel Jommard
production Compagnie Oeil Brun
coproduction Théâtre de Cachan, Grange Dimière-Théâtre de Fresnes, L’atelier à spectacle-scène conventionnée de l’Agglo du pays de Dreux, Ville de Dreux, Conseil départemental d’Eure-et-Loir, Région Centre-Val-de-Loire, Drac Centre-Val-de-Loire
avec le soutien de La Maison des métallos
durée 1h10Avigon Off 2018
11 Gilgamesh
6 – 27 JUILLET À 11H25
Relâches les 11 et 18 juillet
Salle 3
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