C’est une pièce courte et ramassée, portée par la langue des cités, que la jeune Clémence Attar met en scène sur le grand plateau de Théâtre Ouvert. Un spectacle encore frais mais gonflé à bloc, une représentation de la jeunesse pleine d’humour et d’envie d’en découdre, Les Enchantements séduit par sa fantaisie et son oralité bien troussée.
L’été s’étire dans ce quartier d’une banlieue imaginaire, la chaleur est insoutenable et l’ennui prégnant. Deux bandes de jeunes, affalés et lascifs, devisent haut et fort dans leur argot bien à eux. Cette langue adolescente qui vanne à tour de bras, crache ses jurons comme on dit bonjour, retourne les mots pour voir ce qu’ils cachent à l’envers, peste contre tout et rien, dégaine son dégoût de la lose et siffle ses insultes à tout va, à bout portant. Un langage codé, qui fleurit dans les cités, marque un territoire, celui de la jeunesse et ce faisant, un gap générationnel avec tout ceux qui ont basculé du côté des adultes. Des jeunes donc, impatients d’être riches, impuissants face à la canicule, mais impétueux, pétris d’imagination, de rêves plus grands que les tours qui les abritent. Si Clémence Attar situe le début de son récit dans une forme d’inertie et d’accablement, elle n’y laisse pas longtemps moisir ses protagonistes qui ont envie d’en découdre avec la précarité. La mer est leur horizon mais Dubaï ou Marseille, ça fait loin, et il faut de la thune pour s’arracher à son environnement. En l’occurrence cette banlieue pourrie dont la piscine municipale est fermée depuis des lustres et qui porte, ô cynique ironie, le doux nom qui donne son titre à la pièce. Les Enchantements, comme un pansement à la misère, un papier cadeau brillant avec un contenu décevant, un camouflage inopérant.
Jeune autrice tout récemment sortie de l’ENSATT, Clémence Attar ancre sa pièce sur un terrain brûlant dans tous les sens du terme, celui de notre époque, aux prises avec la crise climatique, celui de la jeunesse, aux prises avec la langue. Une langue d’appartenance toujours sur le qui-vive, un doigt sur la gâchette, une langue qui attaque pour mieux se défendre, une langue qui claque, une langue qui tourne en rond comme ces jeunes cloîtrés dans leur banlieue autant qu’elle s’auto-crée, s’invente et se renouvelle au gré de leur verve et de leurs élans comiques. Ici, plutôt mourir que de se taire, les punchlines pleuvent, le plus souvent bien envoyées et drôles à souhait. Les vannes fusent, les moqueries sont légion, on s’aime, on se châtie, c’est la loi de la tchatche qui règne sur la jungle des rapports de force. A la mise en scène de son propre texte aux côtés de Louna Billa, Clémence Attar délimite deux territoires, d’un côté les mecs, de l’autre les meufs, pour esquisser le contexte. Deux bandes, à égalité de nombre, trois de chaque côté, qui glandent et ravalent leur frustration d’être ici plutôt qu’ailleurs. La mer manque à leur bonheur. Pas de fric, pas de plage, l’équation est simple et brutale. Mais c’est sans compter sur leur aptitude à imaginer car ces faux indolents ont de la suite dans les idées et l’envie de faire rentrer l’oseille.
Si la mise en route du spectacle s’avère un peu poussive le soir de la première, le rythme s’installe au fur et à mesure et les interprètes doucement prennent leurs marques pour nous embarquer dans leur choralité. Encore fragiles dans les premières scènes, le jeu un peu forcé et en manque de fluidité, ils se délient et s’affirment petit à petit pour trouver leur tempo et leur harmonie. Mention spéciale à Mama Bouras, épatante, dont la gouaille racaille emporte tout sur son passage et dénote un sacré tempérament de comédienne. Son personnage n’a pas la langue dans sa poche et elle affronte le clan des mecs tête haute et regard fier, pleine de panache. Ce qui fonctionne très joliment dans le récit en forme de fable que déroule Clémence Attar, c’est le rôle qu’elle donne à l’imagination dans un contexte mortifère qui n’incite pas à l’espoir. Concise, sa pièce donne toute sa place à la fantaisie presque enfantine, à l’humour et l’énergie qu’il libère, au pouvoir de l’imaginaire. Subtile et atmosphérique, la création musicale et sonore signée Amaury Dupuis contribue à l’immersion globale, dynamique et mélancolique, dans ce décor de béton, de zinc (les voix off de conversations de comptoir campent l’ambiance) et de fête. Comme dans les films américains, les gangs s’affrontent pour assoir leur territoire mais ici ce sont deux joyeuses bandes de pieds nickelés qui tentent le tout pour le tout pour se rafraîchir. Et sous couvert de la blague, ces jeunes-là reprennent en main leur destin, ou plutôt leur été mais c’est déjà un bon début.
Il se dégage quelque chose d’extrêmement encourageant derrière la naïveté de leurs projets, la possibilité de ne pas se laisser faire. Et derrière leurs battles incessantes, qu’elles soient de mots ou d’eau, ce qu’on entrevoit au bout du compte, c’est la possibilité de ne pas se laisser aspirer, leur capacité à déborder, à ne pas abdiquer. Et les effusions de l’enfance, pas si loin, qui revient au milieu des ballons, bouées et piscine gonflable. Une jeunesse gonflée à bloc, insubmersible, qui n’attend pas les bras croisés qu’on s’occupe d’elle, s’invente ses propres vacances, s’offre du paysage et du bon temps, et trouve des solutions là où les pouvoirs publics, eux, ne bougent pas le petit doigt. Ou comment réenchanter la cité, contrer l’ennui, et attraper l’espoir par la peau du cou pour l’obliger à nous tenir compagnie, coûte que coûte et quoi qu’il en coûte.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Enchantements
Texte Clémence Attar [Édité aux éditions Théâtrales]
Une création du Collectif STP
Mise en scène Clémence Attar, Louna Billa
Avec Leslie Bouchou Carmine, Mama Bouras, Yasmine Hadj Ali, Antoine Kobi, Eliam Mohammad, Clyde Yeguete
Scénographie Mathis Brunet-Bahut
Costumes Françoise Léger
Assistante construction décor, création costumes Bleu Colson
Création sonore Amaury Dupuis
Création lumières Lucas ColletA partir de 13 ans
Durée : 1h05Du 15 au 27 janvier 2024
A Théâtre Ouvert
A noter : Le 20 janvier, le spectacle sera précédé d’une lecture de Sola de Clémence Attar par Laurent Poitrenaux (durée estimée 30 min, gratuit sur réservation)
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