Denise Chalem, en s’appuyant sur les chroniques journalistiques de Kamel Daoud, conçoit avec Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui l’écoute un spectacle qui (à l’insu de son plein gré ?) véhicule une vision du monde réactionnaire dans une forme qui, hors la musique d’Ibrahim Maalouf, ne relève pas le fond.
Il faut tout d’abord évoquer la question idéologique. Ce qui relève aussi de la différence d’opinion. Kamel Daoud s’est fait connaître en France avec Meursault, contre-enquête qui a reçu en 2015 le prix Goncourt du premier roman. Une fiction qui imaginait, via son frère , une personnalité, une identité, une vie à « l’arabe » tué par Meursault dans l’Étranger de Camus. Mais aussi, peu après, par une tribune dans le Monde consécutive aux viols et agressions sexuelles qui se sont produits à Cologne la nuit du Nouvel An 2016. Événements hâtivement attribués à des migrants musulmans à l’occasion desquels Kamel Daoud dénonça dans une tribune du Monde « ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir » . 17 universitaires français répliquèrent peu après via une autre tribune affirmant que « tout en déclarant vouloir déconstruire les caricatures promues par « la droite et l’extrême droite », l’auteur recycle les clichés orientalistes les plus éculés ». Mais Kamel Daoud, par ailleurs sujet d’une fatwa lancée contre lui en Algérie, était déjà devenu pour certains en France l’intellectuel qui ose dire la vérité, sans tabou, face à l’angélisme des supposés « islamo-gauchistes ». Il diffuse depuis, régulièrement, sa vision du monde dans des chroniques publiées dans le journal Le Point.
Denise Chalem s’est appuyée sur ces chroniques pour écrire cette pièce au titre étrange, Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui l’écoute, qui imagine une relation amicale entre Zireg, un auteur algérien, double de Daoud interprété par Thibault de Montalembert, et Pierre, un musicien français joué lui par Ibrahim Maalouf, qui tempère légèrement les propos de son ami. Ils sont tous les deux hommes et créateurs, mais l’un vient d’Algérie et l’autre vit à Paris. Leurs différences et leurs points communs sont supposés nourrir cette amitié franche, pour ne pas dire virile, qui les unit et leur permet de tout se dire. Le spectacle commence ainsi à Mostaganem chez Zireg, pour les retrouvailles des deux hommes, autour d’une bonne bouteille de vin. A l’ancienne. Du vin des monts d’Ihrane. De ces vignes ensuite rasées par Boumédiène pour planter du blé qui ne poussa jamais. Ah comme les colons avaient eu raison et comme l’Algérie, de FLN en islamistes, s’est fourvoyée ensuite, raconte le sous-texte. Le ton est donné. Sur scène, les pianos et les sièges se déplacent tout seul, et dans le fond, on devine des collines sablonneuses et la mer. Comme nourriture, de la méchouia préparée, cela va de soi, par la femme de l’écrivain.
C’est pourtant un vaste chant de défense des femmes face aux islamistes, qui structure le texte. Cela oblige à enfoncer quelques portes ouvertes et on rappellera au passage que Daoud a été condamné par le tribunal d’Oran en 2019 pour coups et blessures et usage d’arme prohibée envers son ex-femme. Hors de question de nier, bien sûr, pour autant, l’insupportable oppression que l’islamisme fait peser sur les femmes, que dénonce Daoud. Mais chez Daoud – ou plutôt chez Zireg – tout se mélange et concourt vite à une disqualification de l’islam, de tous les musulmans en général et et de son pays en particulier. Le tout sous couvert d’une critique « à la française », à la Charlie, des religions monothéistes (qu’on sait effectivement en général peu favorables au sexe erronément dit faible).
Passent ensuite à la moulinette de la pensée reac de Daoud revisitée par Denise Chalem, pêle-mêle, l’usage abusif du selfie, la culpabilité occidentale pour le colonialisme, les abus de la cancel culture, l’« on ne peut plus rien dire », la disparition des manuscrits littéraires sous l’effet du numérique, l’incompréhension des femmes pour ces hommes qui font de leur mieux pour les aider… et bien sûr, encore et toujours, en filigrane, la dangereuse progression de l’islam dans notre société, choc des civilisations en vue. Le tout est mâtiné des souffrances de la création que doivent traverser les deux valeureux personnages, en tant qu’artistes, donc forcément à part. Souffrances qui qui peinent toutefois à trouver leur place dans ce continuum d’une pensée type Printemps Républicain, qu’on pourrait certes discuter au cas par cas, mais dont l’accumulation et le sens unique sont à la fois signifiants et inquiétants.
Mais laissons donc de côté la question des représentations du monde que véhicule le spectacle pour celle d’une théâtralité qui souffre également de quelques défauts rédhibitoires. Une narration qui se prend les pieds dans le tapis de la période Covid dont on se demande ce qu’elle apporte à l’histoire, si ce n’est de varier les modes d’adresse entre les deux personnages masculins (en visio plutôt qu’autour d’une bonne bouteille). Un éparpillement des propos qui ne crée d’autre cohérence que celle d’une pensée rance. L’excès de colères répétitives que ne viennent pas tempérer les apparitions de Sarah-Jane Sauvegrain, certes engagée et énergique, mais dont les monologues rocailleux supposés implanter la question de la place de la femme au cœur de la pièce, s’égarent soit dans un lyrisme peu éloquent, soit dans des situations clichés et redondantes. Et enfin, pour ne pas faire trop long, cette propension à substituer au voilement religieux le dévoilement occidental et la fétichisation d’un corps féminin désirable qui donne la vie, ce qui au bout du compte remplace une assignation par une autre.
« Mais il y a une femme imam maintenant », dit un peu ironiquement Zireg. Oui, confirme Pierre, et en plus elle a de beaux yeux… Ce sont donc aussi les travers du manque d’intérêt d’une conversation entre amis boomers qui pénalisent ce spectacle univoque. Car les deux sont plus ou moins d’accord sur tout même s’ils passent leur temps à se chamailler. Il faut bien donner du conflit pour que vive le théâtre. Surtout qu’ils ont donc en commun cet amour du bon vin, que contrairement au titre de la pièce, de notre place de spectateur, on préférerait s’enfiler plutôt que de rester là à écouter la « pensée » de l’écrivain. Car finalement, l’opposition entre les deux personnages que postule Denise Chalemn dans sa note d’intention n’apparaît que très peu. Et n’évite pas l’écueil qu’elle a pourtant voulu contourner, écrit-elle aussi, de « déclamer des opinions ». Mais heureusement, heureusement, Ibrahim Maalouf joue de la trompette, du piano, de la flûte et les passages musicaux allègent l’ensemble. Comme il débute ici au théâtre, on peut dire qu’il s’en sort très honorablement avec son personnage qu’il réussit à rendre sympathique, quand l’écriture l’a rendu assez inconsistant (il ne produit lui que des bribes de contradiction). Peut-être aussi parce qu’il nous emmène loin des mots de Zireg (et des ressassements de Daoud). La musique adoucit les mœurs et certaines soirées théâtrales.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute
une pièce de Denise Chalem,
inspirée des Chroniques de Kamel Daoud publiées au Point
Avec Thibaud de Montalembert, Ibrahim Maalouf et Sarah Jane SauvegrainDurée 1h30
Le 13e Art – Paris
Du 27 Février au 31 Mars 2024
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