On oublie souvent à quel point on a envie de coucher avec sa mère… A la fois chronique familiale suédoise, thriller psychologique haletant et théâtre de nos pulsions enfouies, L’enfant brûlé mis en scène par Noémie Ksicova, d’après le roman de Stig Dagerman, déploie une théâtralité simple et stylée qui vient puissamment nous le rappeler.
Il y aurait tant à dire sur l’histoire de cet Enfant brûlé. Inspirée du roman de Stig Dagerman, Noémie Ksicova se l’est largement réappropriée dans sa version scénique. L’auteur suédois, mondialement connu pour son Notre besoin de consolation est impossible à rassasier s’est suicidé à 31 ans. Il en a 25 lorsque ce roman est publié. Il y convoque probablement à travers le personnage de Bengt ses propres démons. Ici, catastrophe initiale, la mère de Bengt meurt. Dagerman, lui, a été abandonné par la sienne dès son plus jeune âge. Mais, au fond l’éclairage biographique n’a pas grand d’intérêt dans cette histoire qui remuera sans aucun doute chaque spectateur. Que les psychanalystes d’ailleurs se ruent voir le spectacle de Ksicova : il interroge en effet la constitution d’un individu qui doit slalomer entre un Œdipe vraiment pas résolu, un état dépressif installé, un complexe de supériorité récurrent et bien d’autres schémas encore susceptibles de hanter bien des cabinets de consultation. On pourrait tenter ainsi de tenir à distance ce personnage trouble que Ksicova noircit par rapport à son modèle original. Mais comment ne pas sentir qu’il porte également, comme toutes les constructions artistiques de premier ordre, des interrogations et des tourments existentiels susceptibles de tous nous concerner ?
Puisqu’il tient beaucoup sur la tension dramatique – le suspens comme on dit en termes cinématographiques – le spectacle de Noémie Ksicova mérite de ne pas être divulgâché. On en dévoilera donc simplement le pitch de départ : Bengt perd sa mère lorsqu’il a 20 ans. C’est comme dans Loss, le précédent spectacle de Noémie Ksicova, une mort, une disparition qui enclenche le drame (ceci dit pour le psy de l’artiste). Bengt ne s’en remet pas alors que son père retrouve rapidement une autre femme (qui était probablement déjà son amante avant la mort de la mère). Parce qu’il veut préserver sa pureté, et ne pas basculer dans le monde de ces adultes qui vivent de compromis et de petites passions, qui s’accommodent si aisément de voir leurs idéaux déchus peut-être parce qu’ils n’en ont jamais eu, Bengt ne sort pas de son deuil et se promet de venger cette trahison. Personnage noir, que la douleur de la mort de sa mère ne lâche pas, il lance contre les adultes des diatribes susceptibles de réactiver les idéaux de quiconque a rêvé, adolescent, d’autre chose que ce que les adultes lui donnaient alors à voir, une vie minée de petitesses et d’innombrables lâchetés. Personnage violent et muré dans son moi, il paraît cependant aussi vulnérable que dangereux, pour les autres et pour lui-même. Ainsi, tantôt a-t-on envie de le comprendre, de le pardonner et de le prendre dans ses bras. Et tantôt que ses proches – sa fiancée Berit, son père Gunt et sa nouvelle compagne Gun, le recadrent un peu.
L’histoire, qui ménage de surprenants rebondissements, est mise en scène dans deux lieux principaux. Le modeste appartement de Bengt et son père. Et une sorte de bungalow dans une île dont la nouvelle compagne a la jouissance. Nous sommes en Suède. Rues désertes dans le vent et la neige, eau de vie qui réchauffe, plages désertes et feux d’artifice de la Saint-Jean se croisent dans cette action qui s’étire sur un peu plus d’un an. La mise en scène de Noémie Ksicova est maîtrisée, dépouillée. Fait exister les lieux secondaires par leur simple sonorisation. Travaille sur l’économie des dialogues dont les silences disent toute la tension qui habite les relations entre les personnages. Les événements sont parfois simplement suggérés. Demeurent un temps dans un halo d’incertitude. Tout est possible, comme dans la vie. Rien n’est écrit si ce n’est tout ce que les relations familiales inscrivent dans nos êtres. Le spectacle démarre par un dialogue entre une mère et son enfant au moment du coucher. Tout y est déjà. L’innocence, le désir, la jalousie de l’enfant, et l’adulte qui ne sait pas quoi en faire. Tout y est comme sur le plateau de Ksicova, plate-forme d’un théâtre où circulent et s’entrecroisent les réflexions sur ce qui nous constitue. Portée par des comédiens microtés, parfaitement dirigés dans leurs belles demi-teintes – Gunt falot attachant, Berit souffre-douleur tenace, Gun matrice solaire et ordinaire et Bengt, l’enfant noir – L’enfant brûlé déroule une histoire aux allures cinématographiques, sans étalage de moyens, qui tout au long de ses 2h45 intrigue, surprend, questionne et rouvre sous nos pieds des gouffres que pour mieux vivre on se doit de vite refermer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
L’enfant brûlé d’après le roman de Stig Dagerman
Conception et Adaptation
Noëmie Ksicova
Jeu
Lumir Brabant,
Vincent Dissez,
Théo Oliveira Machado,
Cécile Péricone,
Un chien
Dramaturgie
Aurélien Patouillard
Scénographie
Anouk Dell’Aiera
Compositeur
Bruno Maman
Lumières
Nathalie Perrier
Costumes
Caroline Tavernier
Son
Mélissa Jouvin
Régie Générale
Jean-Philippe Bocquet
Supervision spatialisation
Esteban Fernandez
Dressage et accompagnatrice chien
Victorine Reinewald / Canis Corpus
Assistant à la mise en scène
Antoine Hirel
Administration, production, diffusion
AlterMachine / Carole Willemot et Marine Mussillon
Relations presse
AlterMachine / Elisabeth Le Coënt et Erica Marinozzi
Production
Compagnie Ex-Oblique
Coproduction
La Comédie, CDN de Reims, MCA d’Amiens, Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes, Odéon – Théâtre de l’Europe, Théâtre du Beauvaisis, Scène Nationale de Beauvais (en cours)
L’adaptation de L’Enfant brûlé de Stig Dagerman adapté par Noëmie Ksicova est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques – ARTCENADurée : 2h45
Du 15 au 23 novembre 2023
Création à la Comédie – CDN de Reims8 et 9 février 2024
Phénix, Scène nationale de Valenciennes pôle européen de création13 et 14 février 2024
MCA, Maison de la Culture d’AmiensDu 27 février au 17 mars 2024
Odéon – Théâtre de l’Europe
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