A la tête de l’Atelier Hors Champ qu’ils co-dirigent en binôme, Pascale Nandillon et Frédéric Tétart créent un spectacle de toute beauté, sensitif et tactile, qui retrace la vie de Louis Braille, l’inventeur du célèbre alphabet pour aveugles au XIXème siècle. Une épopée intime et passionnante qui dessille le regard et ouvre les vannes de nos capacités perceptives, loin, très loin des préjugés et projections réductrices sur la malvoyance. Un spectacle d’une poésie renversante, accessible à tous.
C’est par le son que commence ce spectacle d’une beauté vertigineuse. Dans le noir de notre imagination. Puis la lumière se fait et l’on découvre cet enfant, genoux à terre, intensément plongé dans son activité, tout à son œuvre dédié. Que peint-il avec tant d’ardeur et d’encre noire ? La neige, répond-il à sa mère. Le frottement frénétique d’un pinceau sur le papier, voilà le son, mélange de glissé et de frappé, d’allers-retours et de vitesse, qui nous a cueilli dans l’obscurité pénétrante en ouverture de cette proposition scénique inouïe de délicatesse et de richesse, accessible aux voyants, non-voyants, malvoyants sans pour autant avoir recours à l’audiodescription.
Une entrée en matière qui en dit long sur la suite, sur la friction de toutes les formes d’expression à l’œuvre dans ce travail remarquable d’épure et de complexité mêlées, sur la personnalité de son personnage pivot, Louis Braille, dont l’histoire vraie constitue la trame de la pièce, inspirée par le livre jeunesse “Louis Braille, l’enfant de la nuit” de Margaret Davidson mais écrite au plateau en l’articulant avec les recherches et rencontres menées par Pascale Nandillon et Frédéric Tétart dans le cadre d’ateliers avec des personnes non-voyantes. Son application, sa persévérance, sa soif d’apprendre et d’entreprendre, de s’exprimer, d’être au monde, librement. Louis Braille est déjà là, tout entier contenu dans cette image. Seul et entouré. Choyé par la lumière qui le couve et par cette femme, narratrice bienveillante qui endossera tous les rôles secondaires, parentèle, professeurs, amis, dans une présence en pointillé, calme et ancrée, grave mais néanmoins rassurante. Un point d’appui et d’équilibre entre Louis, ce qui l’occupe et le préoccupe, et le monde extérieur. Elle l’accompagnera tout du long de son chemin et du spectacle, telle un guide qui conduit le récit tout en manipulant au plateau les différents éléments de décor. Tel l’ange gardien d’une existence qui se trace et se trame au bord du vide.
A comme accident. Celui qui lui coûtera la vue. Le spectacle avance au gré de l’alphabet et égraine ses thèmes au rythme des obsessions de Braille. C comme conquête, chevalier aveugle. L comme livre, M comme musique, méthode. Celui qui inventera l’écriture constituée de points en relief qui porte désormais son nom était curieux, avide de découverte, dans un monde encore loin de l’inclusion des personnes handicapées mais porté par le souffle des recherches en cours, encore empreint de l’apport humaniste des Lumières. Et le spectacle, s’il zoome sur le parcours de Louis Braille, s’attachant à chacun de ses pas, n’omet pas d’évoquer ce contexte historique stimulant. De sa commune natale où il emmagasine tout ce qu’il peut au fond de la classe à la capitale où il intègre à 10 ans l’Institut des Jeunes Aveugles dans l’espoir d’y apprendre à lire, de son enfance à l’âge adulte où il fut professeur et organiste réputé, la pièce ne se contente pas d’illustrer son parcours biographique mais tend plutôt à l’éprouver par tous les pores et c’est là son intelligence immense.
En déployant un espace scénique agencé en îlots de mobiliers, comme une installation où les corps sont amenés à se mouvoir, à dessiner des trajectoires et une quête, “Le Verso des images” compose, décompose, recompose des tableaux vivants et cartographies de points et de lignes, où les objets semblent animés d’une âme. On reconnaît là le soin de Pascale Nandillon et Frédéric Tétard à inventer des écrins scénographiques aussi parlants que le texte, concrets et poétiques à la fois, extrêmement sensoriels, à travailler dans un même geste éléments scéniques et dramaturgiques. Chaque table disposée, chaque accessoire, chaque cadre, raconte un pan de l’histoire et fait sens dans son déroulé sans pour autant être réduit à sa fonction utilitaire. Pas un livre grand format, un appareil photo d’antan, un cercle de métal, une canne en bois, un métronome lancé en canon avec d’autres, une nappe de tissu lourd, un vase en verre, une poignée de poussière, qui n’irradie formes, volumes, matériaux et couleurs dans une harmonie visuelle et tactile sublime, associée à un écran de projection dont les motifs réalisés en direct en vidéo-projection entrent en interaction avec les mouvements des actrices.
C’est une œuvre d’art palpitante et totale où l’immatériel entre en résonance avec la matière, la musique et le son en partitions parallèles, tissées et imbriquées avec un sens rare de la composition. Émis en direct au plateau ou spatialisé dans une écoute immersive, le paysage sonore et musical conçu par Frédéric Tétart architecture l’espace-temps et la chronologie d’une vie. Vent dans les branches, coucous des bois et autres oiseaux s’en donnant à coeur joie, cloches tintinabulantes et cheval hennissant, craquement des marches, cris des enfants dans la cour, tout l’environnement sonore donne consistance et rythme au récit et s’enchevêtre à la chorégraphie des corps et des objets. Car tout est d’une précision sans faille, pas un geste en trop, pas le moindre pathos, l’émotion se distille au compte-goutte et les comédiennes tiennent la note juste tout du long, Sophie Pernette en narratrice terrienne qui nous offre la limpidité de son regard pour mieux nous emporter avec elle dans l’histoire, et Aglaé Bondon, véritable révélation, qui donne à Louis Braille son physique juvénile et gracile, sa coupe garçonne et ses yeux transparents. De bout en bout, on dirait qu’elle est éclairée de l’intérieur, sobre, d’une justesse toute musicale, dans ses éclats de colère déchirants, ses tâtonnements, ses emportements, ses élans et le cheminement de sa pensée intérieure, c’est un Stradivarius à elle toute seule. Dans sa diction et le corps à corps qu’elle opère avec le texte, merveille d’épure et de poésie, de phrases indélébiles et hors du temps, dans la chaleur ocre et la douceur dorée des jeux de lumière de Soraya Sanhaji, elle communie avec l’espace, tactile, réfléchie, humant l’air, apprivoisant le monde avec ses mains, dans un contact qui nous parvient jusque dans les gradins. Et lorsqu’elle effleure du bout des doigts le buste de Braille offert par ses élèves au terme d’une existence riche, généreuse et accomplie, on ressent la même gratitude pour ce spectacle exquis, aussi instructif que bouleversant, qui ouvre en grand les portes de la perception et invente au plateau une forme unique et sensitive de synesthésie où cerveau et épiderme s’imprègnent de concert de tous les stimuli – picturaux, musicaux, architecturaux, combinés.
Marie Plantin – www.Sceneweb.fr
Le Verso des images, une histoire de Louis Braille
Texte et mise en scène Pascale Nandillon & Frédéric Tétart
Assistanat à la mise en scène Saul Marais
Avec Sophie Pernette, Aglaé Bondon
Création lumière et régie lumière, régie vidéo Soraya Sanhaji
Création sonore et régie son, palette graphique et régie vidéo Frédéric Tétart
Stagiaire son, assistanat logiciel et médias Théophile Rey
Collaboration artistique Serge Cartellier
Construction décors François Fauvel et Frédéric Tétart
Production Atelier hors champ (Le Mans)
Co-production, résidence et diffusion Théâtre des Quinconces et L’espal Scène Nationale, de La Fonderie (Le Mans) et de L’Estive, Scène Nationale de Foix, du SEL (Sèvres).Durée 1h15
Tout public, à partir de 9 ans
Voyants et non-voyantsDu 19 au 22 avril 2023
A L’Echangeur, Bagnolet
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