Le festival de l’Opéra de Lyon revient avec à son affiche, une rareté, Irrelohe de Franz Schreker, et un tube lyrique, Rigoletto de Verdi, dans des lectures suffocantes de soufre et de noirceur.
Le thème des secrets de famille relie les deux œuvres entre elles. En effet, Verdi, inspiré de Hugo, comme Schreker, qui écrit ses propres livrets, placent tragiquement leurs intrigues sous le poids de la malédiction : celle prononcée par Monterone qui conduit Gilda au déshonneur puis à sa perte en faisant de Rigoletto, son pauvre père aimant, non pas son protecteur mais le commanditaire de sa mort ; celle qui plane sur le château d’Irrelohe où plusieurs générations sont rendues folles d’un insondable désir qui les mène au désastre.
L’œuvre de Schreker n’avait encore jamais été donnée sur une scène lyrique en France, tout comme Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) que présentait l’Opéra de Lyon en 2015. On ne peut que saluer l’audace d’une telle maison d’avoir porté au plateau ces pièces ô combien somptueuses et fascinantes. Dans les deux cas, c’est à David Bösch qu’a été confiée la mise en scène. Il faut dire que son univers noir expressionniste visiblement autant influencé par la littérature fantastique que par le cinéma muet, convient parfaitement aux climax d’une partition puissamment mystérieuse et sulfureuse. Son compositeur, emblématique de la République de Weimar, taxé d’artiste dégénérescent par le régime nazi et tombé dans l’oubli, s’est fait le créateur d’un monde musical capiteux et enchanteur, bien singulier et en même temps poreux de vastes influences notamment wagnériennes.
L’Allemagne gothique du 18e siècle prise pour cadre par Irrehole comme la Cour de Mantoue, le décor Renaissance de Rigoletto, sont toutes les deux transposées dans des espaces périphériques contemporains qui exhibent leur aspect isolé ou délabré : une échoppe crasseuse ou une salle de banquet prennent place parmi les troncs d’arbres morts d’une forêt initiatique et calcinée que surplombe au loin le château ardent bientôt en flammes tandis que Rigoletto plonge dans l’enfer urbain de tours d’immeubles HLM malfamées, où réside un homme esseulé aux tendances suicidaires dont le destin parallèle à l’intrigue y trouve quelques étranges échos. Si David Bösch soigne ses images et atmosphères en poétisant leur inhérente destruction, de son côté, le metteur en scène et cinéaste Axel Ranish s’illustre dans une veine plus offensive et réaliste à grands renfort de projections vidéos. Chacun à leur manière, ils rendent compte d’une même atmosphère nocturne, de sa violence prégnante, ils donnent à voir la dépravation, la perversion d’un milieu décadent, impitoyablement morne et cruel. Chose dramaturgiquement amusante, les trois lurons lubriques et pyromanes (Peter Kirk, Romanas Kudriasovas, Barnaby Rea, bien en verve) qui accompagnent la noce d’Irrelohe semblent tout droit sortis du night club de Rigoletto hanté par une meute de loulous vagabonds tout en cuir et en muscles tatoués.
L’ensemble des plateaux vocaux se montre globalement convaincant. On pourra regretter les très faibles moyens de Lioba Braun qui chante la vieille Lola, mais, à l’inverse, la voix opulente et sensuelle, impeccablement projetée et charpentée d’Ambur Braid saisit dans le rôle d’Eva. Julian Orlishausen se montre bien crédible en jeune homme hagard et torturé, il campe un beau et sensible Peter. En dandy contemplant sa propre déliquescence, Tobias Hächler se voit confronté aux limites d’un timbre sec et tendu dans les hauteurs de la tessiture. Il n’en est rien du côté de Mantoue où le ténor sicilien Enea Scala lance à pleine voix et insolemment des aigus vigoureux et rayonnants. Aplomb et séduction sont les maîtres-mots de son Duc superbement flamboyant. La soprano Nina Minasyan, une Gilda tout en finesse idoine, et le solide baryton Dalibor Jenis forment un duo infiniment touchant.
Le grand triomphateur des deux soirées est incontestablement l’orchestre de l’Opéra de Lyon qui s’enflamme sous les baguettes passionnantes et passionnelles de Bernhard Kontarsky et de Daniele Rustioni, tous deux experts dans le répertoire qu’ils défendent. Euphorisant de fluidité, enlevé mais toujours raffiné chez Verdi, d’une beauté et d’une plénitude musicales incandescentes dans Schreker, chaque pupitre rivalise d’élans sensualistes et de couleurs irisées. La tension dramatique est constante et pénétrante. Après deux ans d’absence liée à la pandémie, le festival de l’Opéra vient de faire un retour incendiaire.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Festival annuel d’opéras 2022
Secrets de familleRigoletto – Opéra de Giuseppe Verdi – Mise en scène : Axel Ranisch – Direction musicale : Daniele Rustioni
Nuit funèbre (Trauernacht) – Extraits des cantates de Jean-Sébastien Bach – Mise en scène : Katie Mitchell – Direction musicale : Simon-Pierre Bestion
Irrelohe (Feu follet) – Opéra de Franz Schreker – Mise en scène : David Bösch – Direction musicale : Bernhard Kontarsky
Du 18 mars au 7 avril 2022
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