Dans Le reste vous le connaissez par le cinéma, adaptation des Phéniciennes d’Euripide, Martin Crimp fait dialoguer Étéocle, Polynice et consorts avec un chœur contemporain. Daniel Jeanneteau s’en empare avec une grande délicatesse.
Elles se tiennent bien droites entre des tables et des chaises renversées. Seules au milieu d’un chaos minimaliste, dépouillé. Debout sur une esquisse de champ de bataille aux airs d’ancienne salle de classe. Dans Le reste vous le connaissez par le cinéma créé par Daniel Jeanneteau au Festival d’Avignon, les huit jeunes femmes qui incarnent le chœur de la pièce de Martin Crimp instaurent d’emblée un dialogue singulier avec le mythe d’Œdipe. Une forme de sororité par-delà les époques, faite d’un mélange de peur et de stupeur qui n’a pas grand-chose à voir avec le septième art promis par le titre. Car si elles projettent un court extrait d’un film de série B – Jason ou les Argonautes – où des squelettes sortent de terre, si elles évoquent en une phrase la fin bouleversante d’Œdipe-Roi de Pier Paolo Pasolini, ce n’est que par le corps et les mots que ces Phéniciennes d’aujourd’hui assument le bel héritage d’Euripide.
Loin des nombreuses pièces à thèse, au didactisme appuyé, que l’on a pu voir lors de cette 73ème édition du Festival d’Avignon, Le reste vous le connaissez par le cinéma se place dans la droite ligne du travail que mène Daniel Jeanneteau depuis 2001. Une ligne claire, qui va à l’essentiel tout en subtilité, nourrie par des études aux Arts Décoratifs et par une longue collaboration avec Claude Régy, autour de textes modernes et contemporains très divers. De Strindberg, Boulgakov, Sarah Kane, Eugène Labiche, Daniel Keene, Anja Hilling, Tenessee Williams et de Martin Crimp, avec qui il avait déjà collaboré en 2006 à l’Opéra Bastille pour la création de Into the little hill, premier opéra de George Benjamin. Et qu’il retrouve avec cette pièce écrite en 2013, où, en prenant de la distance par rapport à son exploration habituelle de situations banales de notre époque, l’auteur met à jour son lien avec les grandes tragédies antiques. Avec leur rapport aux réalités des villes et de ses gens.
Directeur du Théâtre de Gennevilliers depuis 2017, Daniel Jeanneteau n’est pas de ceux qui revendiquent leur rapport au politique. Dans Le reste vous le connaissez par le cinéma, il met tout simplement en scène huit lycéennes, étudiantes ou travailleuses sans expérience de théâtre qui vivent à Gennevilliers et aux alentours. Sans produire de discours particulier sur ce geste. En se contentant d’annoncer que ces jeunes femmes « occupent le centre de la représentation, telles qu’elles sont, avec tout le présent qu’elles ont en elles ». Et qu’elles partagent le plateau avec de grands comédiens : Solène Arbel (Antigone), Stéphanie Béghain (la Gardienne, l’Officier-au-doux-parler), Axel Bogousslavsky (Tirésias), Yann Boudaud (Œdipe), Quentin Bouissou (Étéocle), Jonathan Genet (Polynice, l’Officier blessé), Elsa Guedj (Fille, meneuse du groupe de « Phéniciennes »), Dominique Reymond (Jocaste), Philippe Smith (Créon) et Clément Decou en alternance avec Victor Katzarov (Ménécée, fils de Créon).
La cohabitation fonctionne à merveille. Dès que, convoqués par le chœur, les protagonistes des Phéniciennes débarquent sur scène à la manière de pantins restés trop longtemps au trou, des relations complexes se dessinent entre les uns et les autres. Des haines et des amours pour les figures antiques, exprimés avec une très légère distance critique. Avec une pointe d’humour, dont n’est pas dénué non plus le chœur féminin qui, malgré ses évidentes fragilités, accompagne Jocaste dans son deuil, soutient Antigone dans sa révolte, épaule Éteocle et Polynice dans leurs rivalités et tient encore la main d’Œdipe dans sa chute. Au sens propre et au figuré, car lorsqu’il finit par sortir de l’espace de bunker perché qui lui sert d’abri depuis le début du spectacle, Yann Boudaud dégringole. Il titube, il crie. Fidèle à Crimp comme ce dernier l’est à Euripide, Daniel Jeanneteau brasse mythe et présent avec une élégance, une intelligence qui n’empêchent pas la violence. Et qui échappent au temps.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le reste vous le connaissez par le cinéma
de Martin Crimp d’après Les Phéniciennes d’Euripide
Traduction Philippe Djian
Mise en scène, scénographie Daniel Jeanneteau
Avec Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Clément Decout et Victor Katzarov en alternance, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith, et le Choeur : Delphine Antenor, Marie-Fleur Behlow, Diane Boucaï, Juliette Carnat, Imane El Herdmi, Chaïma El Mounadi, Clothilde Laporte, Zohra Omri
Assistanat à la mise en scène, dramaturgie Hugo Soubise
Conseil dramaturgique Claire Nancy
Assistanat scénographie Louise Digard
Lumière Anne Vaglio
Musique Olivier Pasquet
Ingénierie sonore et informatique musicale Sylvain Cadars, Ircam
Costumes Olga KarpinskyProduction T2G – Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national
Coproduction Théâtre national de Strasbourg, Ircam – Centre Pompidou, Festival d’Avignon, Théâtre de Lorient Centre dramatique national, Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
Avec le soutien de la Région Île-de-France, Fondation SNCF
Avec l’aide des ateliers du Théâtre national de Strasbourg pour la réalisation des décors
Remerciements MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis de BobignyDurée : 2h30
Festival d’Avignon 2019
Gymnase du lycée Aubanel
16 17 | 19 20 21 22 juillet à 18hT2G – Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national
du 9 janvier au 1er février 2020Théâtre national de Strasbourg
du 7 au 15 févrierThéâtre du Nord, Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 10 au 14 marsThéâtre de Lorient Centre dramatique national
les 20 et 21 mars
Voilà un article très juste, car il reflète bien la particularité de ce spectacle qui marie avec intelligence et force des comédiennes amateures talentueuses et de remarquables interprètes professionnels. Le texte, efficace et caractéristique de l’écriture fragmentée de Crimp, est mis en scène de telle sorte que l’on cherche à en boire chaque parole. Jamais je ne me suis ennuyée,… bien au contraire ! Et effectivement, on se garde bien de nous donner des leçons sans manquer de nous donner à réfléchir sur notre relation au pouvoir et au politique. C’était un spectacle vif, actuel, remarquable en tout point. Cet article lui est bien fidèle.