A la Maison de la Culture d’Amiens, le festival Tout-Monde délocalise la décolonisation. Le sujet polémique y prend ainsi des teintes nouvelles, nuancées via d’autres langages artistiques. Un déplacement régénérant.
« J’appelle « Tout-Monde » notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant »… C’est sous la bannière de ces mots d’Edouard Glissant que se place depuis 5 ans le festival Tout-Monde mené par la Maison de la Culture d’Amiens ( MCA). Une tutelle spirituelle qui l’oriente naturellement vers des artistes venus de loin, de cet ancien monde des colonies occidentales notamment, qui s’étendait il y a un siècle encore sur une immense partie de la planète. N’en déplaise donc aux anti-repentances et autres dénonciateurs d’un nébuleux wokisme, c’est essentiellement cette parole qu’il est ici donné d’entendre, venues de ce monde autrefois occupé qu’il est offert de voir et de découvrir, avec lequel on est invité à partager le sensible à travers des spectacles, des lectures, des performances, concerts et autres expositions.
La question du colonialisme s’y pose naturellement. Elle est même au cœur de cette lecture mise en spectacle, Grand blanc, proposée par Vincent Fontano. L’auteur, acteur, metteur en scène et réalisateur réunionnais est artiste associé à la MCA depuis trois ans maintenant. Après Loin des hommes (qu’on a pu découvrir au Théâtre du train bleu à Avignon 23) et Après le feu, c’est la troisième pièce qu’il écrit en langue française, après s’être exprimé en créole. Un récit allégorique qui se déroule au fond d’une forêt, où une jeune femme est sommée de choisir entre son père et son beau-père, le premier est noir et veut tuer le second, blanc. Un texte dont on comprend vite la dimension métaphorique, d’autant qu’il est situé en Afrique du Sud en 1990. S’ouvre alors dans le pays de l’apartheid une transition politique qui débouchera sur l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela qui va mettre en place en 1995 une Commission vérité et réconciliation afin de tenter de résorber les graves fractures nées du passé.
Grand Blanc sera monté la saison prochaine à la MCA et c’est donc une première étape de création qui s’engage avec cette lecture destinée à tester le texte. Tissé dans une langue elliptique et coupante, entrelaçant conflits et monologues, sa mise en scène clarifiera, souhaitons-le, ses trop nombreuses zones d’ombre. Habilement construit, il oscille sans cesse entre le récit particulier et la fable allégorique, ne révélant que petit à petit la situation qu’il installe et ses enjeux. Vincent Fontano et son impressionnante silhouette d’ancien boxeur y joue le rôle de cet homme noir que le désir de vengeance ronge de l’intérieur. Une réflexion sur la manière dont le passé colonial occupe les corps et les cœurs alors qu’il faut construire des futurs communs, au-delà des paroles politiques. Une traversée à hauteur d’homme et sans aucun surplomb moral des passions qui agitent notre présent.
Zia Soares vit, elle, à Lisbonne, dans ce Portugal qui occupait autrefois son Angola natal. Et, raconte-t-elle au début de Fanun Ruin, c’est à l’Université de Coimbra qu’elle retrouve 35 crânes rapportés de l’île de Timor par les portugais, à l’issue d’un rituel de chasse aux têtes. Son père est timorais, ancien rebelle contre le pouvoir colonial, sa mère angolaise. La situation est complexe, entremêle les temporalités et les espaces. On comprend vite qu’il ne faut pas chercher à comprendre. Car la performance de Zia Soares mêle les langues, les registres, embarque le spectateur dans un spectacle rituel qui convoque autant les gestes ancestraux que la vidéo et la musique électro. Il faut en fait se laisser porter, aller. Les mouvements chorégraphiques, les machines à tisser, l’immense et superbe étoffe que la comédienne endosse comme une seconde peau, un poulet qu’on découpe et un texte à la poésie cosmogonique fabriquent un voyage vers l’ailleurs. La question décoloniale s’y efface progressivement au profit d’un fertile métissage des formes. Cette fameuse « créolisation » pour reprendre les termes de Glissant, « métissage des cultures qui produit de l’inattendu ».
Eric Demey – www.sceneweb.fr
[LECTURE THÉÂTRALISÉE]
GRAND BLANC
Vincent Fontano — artiste compagnon
MARDI 2 AVRIL 19h30
MERCREDI 3 AVRIL 20h30
Réalisateur de courts-métrages reconnu, l‘acteur, auteur et metteur en scène réunionnais Vincent Fontano, complète son triptyque commencé avec Loin des Hommes (coup de cœur du dernier Festival Off d’Avignon) et Après le feu. Artiste compagnon de la MCA, l’artiste réunionnais développe un théâtre ancré dans son île mais capable de résonner ailleurs. À Amiens, il déploie son écriture singulière et participe à la réflexion qui sous-tend le Festival Amiens Tout-monde.
Une jeune femme rend visite à son père loin de la ville dans une étrange forêt. Que vient-elle y faire ? Pourquoi est-elle là ? Pourquoi revenir après tant d’années ?
La rencontre est houleuse avec ce père retrouvé, la nuit dure, quand du fond d’un placard un homme blanc bondit. Il a été kidnappé et veut s’enfuir. Cet homme blanc n’est autre que le beau-père de la jeune femme. Entre maladie, racisme, conflit de loyauté, la jeune femme devra choisir au fond de cette forêt, lequel de ses pères elle va devoir sauver.
[PERFORMANCE]
FANUN RUIN
de Zia Soares
MARDI 2 AVRIL 21h
En explorant le passé colonial du Portugal, la metteuse en scène et comédienne Zia Soares tente de redonner une identité à des crânes oubliés.
Après avoir découvert que le département d’anthropologie de l’université de Coimbra conservait trente-cinq crânes humains timorais, l’artiste d’origine timorais et angolaise a imaginé une pièce où théâtre et vidéo se répondent pour interroger le passé colonial du Portugal, l’identité et le deuil.
Se raccrochant à sa propre histoire,
l’interprète entraîne le spectateur dans une quête nécessaire des bords du Timor à l’Angola en passant par le Portugal.
Mais à qui donc étaient ces têtes et à quoi ressemblaient leurs visages ? Une quête profondément humaine.
Et aussi dans le cadre du programme Cura, initié par le Ministère de la Culture :
[PERFORMANCE]
POLITIQUE DU TOUT-MONDE
collectif Beyond the post soviet
avec Chris Cyrille-Isaac
MARDI 2 AVRIL 18h30
Chris Cyrille-Isaac, poète, critique d’art et commissaire d’exposition, propose une performance sur le terme de “Tout-monde” imaginé par le poète Édouard Glissant.
Porteur d’une recherche sur la philosophie caribéenne et spécialiste de la pensée glissantienne, Chris Cyrille-Isaac reprend ce terme de “Tout-monde” pour lui redonner un sens politique.
[DISCUSSION/RENCONTRE]
DÉCOLONISER/DÉSOVIÉTISER
collectif Beyond the post soviet
avec Yevheniia Moliar et Audrey Celestine (sous réserve)
MERCREDI 3 AVRIL 19h
Entre bustes et statues représentant des personnages historiques et politiques « illustres », mais aussi architectures massives marquant le territoire, comment agiter la mémoire mouvante de ce qui nous entoure désormais au quotidien ?
La discussion, qui interroge les héritages coloniaux et impériaux présents dans les espaces publics en Martinique, en France hexagonale et en Ukraine, croisera les perspectives de Yevheniia Moliar, historienne de l’art ukrainienne et spécialiste du patrimoine soviétique dans l’espace public en Ukraine, et d’un·e intervenant·e spécialiste des interrogations soulevées au cours des déboulonnages successifs de statues en Martinique.
Ces deux conférences sont proposées par Beyond the post-soviet (Btps), collectif de commissaires d’expositions invité à la Maison de la Culture d’Amiens dans le cadre du projet CURA.
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