Après avoir fait un sort à Jacques Chirac et François Mitterrand, le jeune metteur en scène poursuit sa série Huit rois (nos présidents) avec Le Dîner chez les Français de V. Giscard d’Estaing, où le président modéré se fait délicieusement dévorer par les Français qui l’entourent.
Dans la salle à manger de leur maison normande à colombages, qu’on croirait tout droit sortie d’une image d’Épinal, Germaine et Marcel se sont mis sur leur 31. Sous la tête de sanglier, le fusil de chasse et le crucifix qui leur servent de décorations murales, les voilà endimanchés comme rarement pour recevoir leur fille, Marie-France, leur gendre, Michel, et leur petit-fils de tout juste un an, José, qui ont fait la route depuis Belfort afin de célébrer, en famille, le passage à la nouvelle année. À la plus grande surprise de leurs invités, ce ne sont pas quatre, mais six couverts qui sont dressés sur la table, et trahissent la présence de convives mystères. Lorsque la sonnette retentit, quel n’est pas leur étonnement de découvrir derrière la porte Valéry Giscard d’Estaing et son épouse Anémone, venus en personne « dîner chez les Français », comme le président de la République le fit, à plusieurs reprises, dans les premiers temps de son mandat. Alors que la voix du chef de l’État, à travers le vieux poste de télévision, dit « adieu à 1974 » et « salut à 1975 », l’homme politique ne se doute pas que ce repas, orchestré de main de maître par le bébé José, durera non pas une soirée, mais tout le temps de sa présidence.
Autour de la soupe au cresson « façon mousse », du civet de sanglier, du bar au champagne, du plateau de fromages et de plusieurs fallues, ces galettes des rois en forme de brioches typiquement normandes, le dîner se transforme rapidement en une savoureuse métaphore de son mandat. D’abord adulé, à la manière d’un roi devant ses sujets impressionnés, Giscard apparaît en terrain conquis. Malgré ses airs empruntés et son phraser crypto-aristocratique, il s’impose comme le Président de la modernité, affable et aimable, animé par un sens de la modération qui lui permet, a priori, de faire la synthèse entre le conservatisme de la France rurale et le progressisme de la France des villes, entre Germaine et Marcel, tenants d’une France éternelle, et Marie-France et Michel, dont le couple symbolise l’alliance entre le milieu étudiant et la France ouvrière, forgée sur un piquet de grève de Mai-68. Sauf que, une fois passée l’entrée en forme de lune de miel, le Président chantre de l’innovation, des centrales nucléaires au Minitel, du TGV au téléphone fixe pour tous, est progressivement rattrapé par la montée du chômage, la crise qui, après des années d’aisance, pointe le bout de son nez et vide l’assiette des Français, mais aussi par ces mouvements d’émancipation, notamment féministes, qu’il ne saisit pas assez au goût de certains et trop aux yeux des autres. Alors, peu à peu, au fil des plats et des années, les anciens blocs, de droite et de gauche, se reforment et l’enserrent, jusqu’à transformer le dîner, un temps courtois et chaleureux, en jeu de massacre, rythmé par des voeux télévisés de plus en plus désespérants et désespérés.
Après Jacques Chirac et François Mitterrand, Léo Cohen-Paperman poursuit sa série Huis rois (nos présidents), consacrée aux chefs de l’État de la Ve République, en faisant un sort à Valéry Giscard d’Estaing. Au-delà de l’homme politique, qu’il singe avec gourmandise, le texte qu’il co-signe avec Julien Campani montre parfaitement le processus de sacralisation, puis de désacralisation, de la figure du président de la République française au cours de son mandat. Dans un premier temps respecté tel un monarque républicain, auréolé par un pouvoir fantasmé, drapé dans l’aura quasi héroïque, pour ne pas dire divine, de l’homme providentiel, il est bien vite bousculé par les affres de la réalité et endosse le rôle de bouc émissaire, voire d’épouvantail, de celui qui, forcément, échoue parce qu’il n’en a jamais assez fait ; et l’homme à qui on donnait du « Monsieur le Président » aux prémices des agapes de se faire appeler « Giscard », avec une pointe de haine dans les voix, à l’heure du dessert. Surtout, la pièce croque avec justesse l’état de la France de l’époque, prise dans le tourbillon d’un monde en transition où, à la sortie des Trente Glorieuses, les promesses de lendemains qui chantent, et qui chanteront toujours, commencent à avoir du plomb dans l’aile. Alors, face aux premières difficultés économiques de la période d’après-guerre et aux revendications sociétales puissantes, Giscard voit la France et les Français changer plus vite que la transformation qu’il ne tente d’opérer, et, année après année, son tombeau politique se creuser.
Avec ses manières langagières et son attitude hautaine à force d’être travaillée, Valéry Giscard d’Estaing est un personnage naturellement théâtral, et facile à caricaturer, ce dont Léo Cohen-Paperman et Philippe Canales, sous sa direction, n’abusent jamais. Rendus méconnaissables par le remarquable travail de création costumes de Manon Naudet et de maquillage et coiffures de Pauline Bry, les comédiennes et comédiens, pour certaines et certains membres de la troupe du Nouveau Théâtre Populaire, font naître un comique ravageur dans leur façon de parodier, sans méchanceté gratuite, les attitudes de la France des années 1970, nourries aux expressions fleuries que les personnages enchaînent à qui mieux mieux. Entre deux chansons de Gérard Lenormand et Sheila, de Diane Tell et Claude François, ils incarnent avec brio la naissance de la fracture politique contemporaine entre la France des villes et celle des champs, qui continue, encore aujourd’hui, et sans doute plus que jamais, à produire ses effets, et que Giscard se montre bien incapable, malgré sa volonté, de combler. Et le Président attrape-tout d’apparaître alors comme celui qui, à force d’être « le cul entre deux chaises », s’est effondré au milieu.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Dîner chez les Français de V.Giscard d’Estaing
Texte Julien Campani et Léo Cohen-Paperman avec la complicité des actrices et acteurs
Mise en scène Léo Cohen-Paperman
Avec Pauline Bolcatto en alternance avec Hélène Rencurel, Julien Campani en alternance avec Grégoire Le Stradic, Philippe Canales en alternance avec Robin Causse, Clovis Fouin en alternance avec Mathieu Métral, Joseph Fourez en alternance avec Pierre Hancisse, Morgane Nairaud en alternance avec Lisa Spurio, Gaia Singer
Scénographie Anne-Sophie Grac
Costumes Manon Naudet
Assistanat scénographie et costumes Ninon Le Chevalier
Lumières Léa Maris
Création sonore Lucas Lelièvre
Régie générale Thomas Mousseau-Fernandez
Régie son Léonard Trousseau
Régie lumière Zélie Carasco
Assistante à la mise en scène Esther Moreira
Maquillage et coiffures Pauline BryProduction Compagnie des Animaux en paradis
Coproduction L’ACB, Scène Nationale de Bar le Duc ; Théâtre de Charleville-Mézières ; Équinoxe, scène nationale de Châteauroux ; Théâtre de Châtillon ; Le Nouveau Relax Scène de Chaumont ; Le Salmanazar d’Épernay ; Le Carreau, scène nationale de Forbach ; La Criée, Théâtre National de Marseille ; Théâtre Louis Jouvet, scène conventionnée d’intérêt national de Rethel ; Le Théâtre de Rungis ; La Madeleine, scène conventionnée de Troyes ; Théâtre Romain Rolland, scène conventionnée de Villejuif.Avec l’accueil en résidence du Théâtre 13, Paris ; Les Transversales, Verdun ; Le NEST – CDN de Thionville et le Théâtre de Châtillon. Avec l’aide à la création du département de la Marne, l’aide à la résidence du département du Val de Marne et la participation artistique du Jeune Théâtre National.
La compagnie des Animaux en Paradis bénéficie du soutien du ministère de la Culture / Direction régionale des affaires culturelles Grand Est, au titre de l’aide aux compagnies conventionnées et est soutenue par la Région Grand Est.
Durée : 1h45
Théâtre Romain Rolland, Villejuif
du 10 au 13 janvier 2024Le Salmanazar, Epernay
le 16 janvierThéâtre Louis Jouvet, Rethel
les 18 et 19 janvierACB, Scène Nationale de Bar le Duc
le 27 janvierLa Criée, Théâtre National de Marseille
du 30 janvier au 3 févrierForum Jacques Prévert, Carros
dans le cadre du Festival Trajectoires
le 16 févrierThéâtre 13, Paris
du 13 juin au 29 juin
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