Format court et épuré destiné à tourner en milieu scolaire, L’Infâme fait la part belle à ses deux comédiennes, Louise Bénichou et Alizée Durkheim-Marsaudon. En un joli binôme dynamique et complémentaire, elles insufflent à la partition signée Simon Grangeat l’élan de leur jeunesse et leur précision de jeu, dans une mise en scène sobre et intime de Laurent Fréchuret.
L’Infâme est une petite forme à cent à l’heure, une forme éclair née de la rencontre entre un auteur, Simon Grangeat, et un metteur en scène, Laurent Fréchuret, à l’occasion d’une résidence simultanée au Centre Culturel de la Ricaramie. De leurs échanges a germé l’idée d’une collaboration artistique. L’Infâme est donc le fruit d’un lien tissé entre deux artistes complémentaires. À l’un, le domaine de l’écriture ; à l’autre, celui de la scène. Mais ce projet est aussi le résultat de quelques contraintes, pas de bâtons dans les roues, mais plutôt de règles du jeu. Un défi à relever lié au contexte de représentation. Le projet étant destiné à jouer en priorité en milieu scolaire, dans des collèges et lycées, l’enjeu était donc double : faire tenir la représentation en 50 minutes, soit le timing serré entre deux sonneries de cours, et limiter décors, technique et accessoires au minimum pour un maximum de mobilité. Rapidité et légèreté au service d’un théâtre de texte et de jeu. Pari tenu. Le résultat tient la route autant que son auditoire. Grâce à un texte ciselé qui sait ménager du mystère, grâce à une mise en scène précise et dynamique qui sait occuper l’espace et le faire vivre, et, last but not least, grâce à deux jeunes comédiennes intenses et engagées, Louise Bénichou et Alizée Durkheim-Marsaudon, que l’on a plaisir à suivre dans ce duo d’amies aussi proches dans leur relation qu’éloignées dans leur parcours de vie.
Incarnée avec une intensité fébrile par Louise Bénichou, Tana vit seule dans la chambre de bonne rudimentaire que son employeuse lui prête en échange d’heures supplémentaires. Elle n’a pas encore 18 ans, apprend péniblement la couture et espère gagner son indépendance financière pour définitivement échapper à l’emprise malsaine d’une mère qui lui est insupportable et provoque en elle une irrépressible angoisse. Son amie Apolline, incarnée avec une jovialité communicative par Alizée Durkheim-Marsaudon, lui rend visite régulièrement, la tire de son travail et de sa solitude. Elle respire le confort et l’aisance d’une vie familiale stable et sécurisante, va au lycée, encore bercée par la naïveté propre à cet âge entre deux eaux. Apolline est aussi solaire que Tana est lunaire. L’une l’ombre, l’autre la lumière. Tana a déjà le corps fatigué de celles et ceux qui travaillent manuellement, courbés toute la dure journée sur leur ouvrage. Les yeux usés, le dos douloureux, elle a grandi trop vite et paye son départ du domicile familial par un quotidien précaire et sans loisirs. Et pourtant, leur amitié ne fait aucun doute. Elle existe dans ces dialogues en pointillés comme des marqueurs du temps qui passe. Les mois s’écoulent. Apolline est un papillon qui danse, un oiseau qui chante (et slame !), elle aborde l’existence avec l’entrain des débutantes à qui tout sourit, elle manifeste son amitié en cadeaux et en mots réconfortants. Dans ses yeux, Tana est une battante, une héroïne. Pas une victime. Et elle ne cache pas son admiration. Car, au-delà de sa souffrance tangible, Tana incarne le courage et la persévérance. Une figure de résilience.
Petit à petit, Tana se passionne pour la broderie et en fait un moyen d’expression libérateur, un exutoire à son mal-être, une façon bien à elle de tisser ce qui ne va pas de soi, sa légitimité à être là et son lien au monde. Elle y entrevoit même son futur, tandis qu’en voix off, les coups de fil intempestifs de sa mère viennent perturber le récit d’un hors champ familial tendu. Autant le dialogue entre les deux amies est possible malgré leurs différences, autant la relation de filiation échoue. L’incompréhension caractérise cette mère, certes inquiète, mais incapable d’entrer sincèrement en contact avec sa fille, de répondre à ses besoins réels et de la comprendre intimement. Uniquement présente en une voix off intrusive, à qui la comédienne Flore Lefebvre des Noëttes prête son timbre et son débit vif, cette mère reste en dehors de la fiction incarnée par des corps, comme si l’auteur avait voulu la reléguer au second plan d’une figure plus symbolique que concrète. Quant à l’adolescente, elle porte en elle une faille et une colère que Louise Bénichou, toujours sur la corde, comme une bombe prête à exploser, ne minimise pas. Et c’est tout son corps qui tremble, comme une feuille à la merci du vent, à chaque appel.
Jamais psychologique, le texte ne donne pas d’explication à ce lien défait, à la supposée toxicité maternelle. Projection exagérée de sa fille ou perversion manipulatrice de la mère ? À chacun de se construire les pièces manquantes de l’histoire. L’écriture de Simon Grangeat a choisi l’ellipse et la métaphore pour laisser la part belle à l’imaginaire du public. L’Infâme est une fable de résilience où la rédemption passe par le silence et l’application d’un travail manuel créatif autant que par les liens que l’on noue soi-même, la famille que l’on se choisit. Elle distille par ailleurs des clins d’oeil mythologiques que Laurent Fréchuret traduit avec humour au plateau. Apolline transforme son amie en guerrière en lui offrant une chapka, qui n’est pas sans rappeler le casque d’Athéna, puis devient messagère en lui confiant une paire de baskets ailées ; et, dans sa frénésie de broderie, Tana coud une tête de méduse auréolée de serpents, à l’image de sa mère castratrice. L’acte de broder est transposé en une chorégraphie où la gestuelle artisanale est stylisée et amplifiée jusqu’à prendre tout l’espace scénique, comme en une transe où la broderie s’empare du corps de la jeune fille. Et Tana se réalise en coupant symboliquement le cordon qui la maintient en état de suffocation et en dessinant, de fil en aiguille, les contours de son avenir. À noter que le spectacle ne s’arrête pas aux saluts : dix minutes d’échanges sont prévues en fin de représentation. L’occasion pour le public de poser ses questions et de réagir au spectacle. Et ce temps de parole bienvenu prolonge à propos la proximité créée au plateau par les deux comédiennes.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
L’Infâme
de Simon Grangeat
Mise en scène Laurent Fréchuret
Assistanat mise en scène Louise Foret
Avec Louise Bénichou, Alizée Durkheim-Marsaudon
Voix off Flore Lefebvre des Noëttes
Assistante à la mise en scène Louise Foret
Son Pierre Lemerle
Studio d’enregistrement Nova Pista (Les Lilas)
Vidéo Pierre GrangeProduction Théâtre de l’Incendie
Coproduction Centre culturel de La Ricamarie
Partenariats Lycée Testud Le Chambon-Feugerolles ; Collège Les Bruneaux à FirminyLe Théâtre de l’Incendie est conventionné par le Ministère de la Culture-Drac Auvergne-Rhône-Alpes, la Région Auvergne-Rhône-Alpes, le département de la Loire et la Ville de Saint-Etienne.
Durée : 1h
Théâtre de La Reine Blanche, Paris
du 31 janvier au 2 mars 2025Mi-Scène, Poligny
le 18 marsLycée Honoré d’Urfé, Saint-Étienne
les 20 et 21 mars
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