Écrit et interprété par Frédérique Voruz, Lalalangue offre, par son jeu comme par sa langue, un brillant travail d’auto-analyse. En embrassant tous les registres, la comédienne et autrice nous livre le cheminement vers son propre désir : le théâtre.
« Prenez et mangez en tous » : c’est cette phrase, prononcée par Jésus lors de la Cène, qui accueille le public. Projetée via une diapo, c’est cette phrase, aussi, qui donne son sous-titre à la version livre de Lalalangue. C’est cette phrase, encore, qui condense certains des enjeux du spectacle de la jeune autrice, comédienne et metteuse en scène Frédérique Voruz : l’omniprésence de la religion catholique dans son enfance ; la question du corps donné, offert aux autres par l’écriture comme par le jeu – la phrase se terminant par « car ceci est mon corps livré pour vous » ; et celle de la dévoration, soit la façon dont une mère peut, pour combler les manques de son corps – la perte d’enfants comme d’une jambe –, dévorer ses enfants, les étouffer, les empêcher. Toutes ces questions, Frédérique Voruz les aborde à travers l’évocation de son enfance, dans un récit aussi poignant que percutant, fondé sur une interprétation au cordeau.
Sur une scène, où trônent un tabouret, une chaise haute, un ventilateur et un appareil à diapos comme seuls accessoires, la comédienne déplie son histoire. Un dispositif économe qui, en renvoyant à la traditionnelle séance de diapos d’une réunion de famille, nous signale l’intimité à laquelle nous allons accéder. Mais, là où les séances diapos participent habituellement de la construction et de la prolongation d’une mythologie familiale, Lalalangue déconstruit, décortique et analyse la mécanique oppressive à l’œuvre dans la famille de Frédérique Voruz.
En bonne maîtresse de cérémonie, cette dernière a classé les images par questions abordées plus que par ordre chronologique. Les photos de ses parents, de ses frères et sœurs et d’elle-même illustrent le récit de différents souvenirs tirés de son enfance. Chacun porte un titre (« Je crois tout ce que je vois », « Cloche-pied », « Dieu nous a à l’œil ! », etc.) inscrit sur des photos de paysages de montagnes, et l’ensemble de ces fragments dessine progressivement le paysage de l’enfance – sacrément dur – de la comédienne, comme un portrait de sa mère. C’est peu dire à quel point les paysages enneigés tranchent avec l’univers familial étriqué et étouffant, mais ce choix ne laisse rien au hasard : la montage et ses pics inaccessibles symbolisant la genèse autant que la chute de cette famille. Car c’est une passion commune pour l’alpinisme qui amena ses parents à se rencontrer – lors d’un UCPA ski de fond, plus exactement. C’est également cette passion commune qui précipita le couple dans la pire des tragédies : partis grimper dans les calanques de Marseille, alors que la mère était enceinte de jumeaux, les jeunes mariés eurent un accident. S’ils survécurent physiquement – le père avec un bras cassé, la mère avec la jambe gauche arrachée et une fausse couche –, ils en sortirent fracassés psychologiquement, et leur couple avec eux.
Marquée douloureusement par cette chute originelle, l’histoire de Frédérique est celle d’une famille hautement dysfonctionnelle, où les enfants sont laminés et grandissent sans tendresse, ni douceur, en subissant des humiliations et des brimades. Cette violence produite par sa mère – qui a prononcé sur son lit d’hôpital après la chute « Je me vengerai sur les enfants » –, la comédienne la raconte avec une même force et intelligence dans son écriture et son interprétation. Tout comme son récit balance sans cesse entre l’humour et le drame, la dérision et la souffrance, l’amour pour sa mère et la répulsion qu’elle lui inspire, son jeu passe d’un registre à l’autre et embrasse une palette d’émotions et de positions. Endossant les rôles de tous les personnages – sa mère avec la jambe repliée qu’elle ne cesse de masser et le corps courbé pour mieux dire le poids qui l’accable, son père qui vit dans son monde et s’avère incapable de protéger et de communiquer avec sa progéniture, les autres « proches » (la marraine, les clochards que la mère accueille, la psychanalyste) –, la comédienne tient sa partition avec une précision et une justesse saisissantes. Capable de nous faire rire des pires anecdotes et violences subies, de l’omniprésence étouffante de la religion comme des névroses plus qu’envahissantes de sa mère pour qui la jouissance réside dans la contrition, un mysticisme obsessionnel et une humiliation de ses enfants, Frédérique Voruz n’élude pas pour autant ses traumatismes profonds. Pas plus, d’ailleurs, que l’amour, certes trop souvent pervers, mais néanmoins présent.
On en arrive à l’intitulé de ce spectacle, Lalalangue. Néologisme élaboré en 1971 par le psychanalyste Jacques Lacan, la « lalangue » désigne le champ lexical du dictionnaire familial – et, partant, de ses traumas. Ce concept renvoie aussi à la langue maternelle, première langue entendue par le nouveau-né, qui peut avoir un effet de castration symbolique. Frédérique Voruz ayant fait une psychanalyse lacanienne pendant vingt ans, ce travail analytique irrigue tout son spectacle, sa pensée, son écriture, sa structure. Évoquée avec beaucoup d’humour et de tendresse, la figure de l’analyste rythme par sa présence et sa parole incisive nombre d’évocations de souvenirs. Cette récurrence agit comme la scansion – une pratique également créée par Lacan – qui vient ponctuer le travail analytique, ajoute une ironie salvatrice, et rappelle le rôle fondamental de ce travail dans la vie de Frédérique Voruz.
Si l’on peut avoir le léger regret que la comédienne interprète parfois l’ensemble à trop vive allure, empêchant de traverser toutes les émotions, pensées, expériences embrassées, Lalalangue livre un spectacle stimulant. Sans pathos, l’ensemble déploie une auto-analyse équilibrée dans son écriture, précisément articulée, abordant avec intelligence et pertinence les questions de l’héritage, la transmission, les violences intra-familiales, le sexisme. Celle qui en tant que comédienne a travaillé avec Ariane Mnouchkine (Les Naufragés du Fol Espoir, Macbeth) et Simon Abkarian (Electre des bas-fonds) livre ici par le théâtre un saisissant chemin d’émancipation, comme un implacable travail de réparation.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Lalalangue
Écriture et interprétation Frédérique Voruz
Mise en scène Frédérique Voruz
Sous le regard bienveillant de Simon Abkarian
Conseil artistique Franck Pendino
Création lumières Geoffroy Adragna
Création son Thérèse SpirliProduction Compagnie Aléthéia
Avec le soutien de la Compagnie L’éternel été
En coréalisation avec le Théâtre des HallesDurée du spectacle : 1h25
Festival Off d’Avignon 2023
Théâtre des Halles
du 7 au 26 juillet, à 14h (relâche les 13 et 20)En tournée
Le 1er septembre 2023
Festival du Moulin de l’Hydre – Saint Pierre d’EntremontLe 16 avril 2024
Centre culturel Bleu Pluriel – Trégueux
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