Avec L’affolement des biches, l’autrice et metteure en scène en scène Marie Levavasseur franchit un cap important : de la création jeune public qu’elle pratique depuis plus de vingt ans, elle entre dans le domaine du spectacle pour adultes. Elle aborde pour cela un seuil : celui qui mène de vie à trépas.
S’il est courant pour des artistes reconnus pour leur travail à destination des adultes de s’adresser au jeune public, l’inverse est plus rare, car plus délicat. Comme nous l’expliquait ici Marie Levavasseur en 2021, alors que les salles de théâtre étaient fermées pour cause de Covid, les budgets alloués par les tutelles et les théâtres à la création jeune public sont d’une manière générale largement inférieurs à ceux de la création généraliste. En cours depuis quelques années, la reconnaissance institutionnelle des écritures à destination de la jeunesse a encore du chemin à faire pour permettre aux artistes qui la défendent de développer des formes à la hauteur de leurs rêves et de leurs ambitions. Ceux de Marie Levavasseur, avec sa compagnie Tourneboulé qu’elle cofonde en 2001 avec Gaëlle Moquay, sont amples, ambitieux. Ils se déploient autour de grandes questions philosophiques, au carrefour de plusieurs formes, de plusieurs disciplines.
« Tube » de la compagnie, créé en 2012 et toujours en tournée, Comment moi je interroge par exemple la notion d’identité à travers les aventures d’une petite fille sans nom, née sans avoir été désirée. Entre théâtre d’objets et marionnettes, ce conte initiatique dit beaucoup de la vision du théâtre jeune public que défend Marie Levavasseur. Il exprime son goût pour la recherche esthétique ainsi que pour les récits vastes, faits de protagonistes multiples et dotés d’une personnalité complexe. C’est notamment pour défendre de pareilles propositions pour la jeunesse, encore rares pour les raisons évoquées plus tôt, que la directrice de la compagnie Tourneboulé postulait à la direction de La Minoterie, scène jeune public dijonnaise. Pour des raisons internes au lieu, elle a hélas dû renoncer à ce poste auquel elle était nommée en juin 2021. Ce déboire n’est pas toutefois la raison de l’audacieux virage qu’elle opère avec L’affolement des biches, créé en janvier 2023 à la Scène nationale d’Angoulême dont elle est artiste complice.
Si Marie Levavasseur franchit avec ce spectacle le cap de la création pour adultes – elle est destinée à tous à partir de 14 ans – c’est, dit-elle dans son dossier artistique, afin de « développer un format plus long et une dramaturgie plus complexe : entrer de manière plus fine dans l’intimité des personnages, voir comment les uns et les autres peuvent se répondre, prendre le temps de suivre leur évolution, et pousser les situations à travers une fiction qui s’inspire du réel ». Rendu possible par le travail de production et de diffusion réalisé par Caroline Liénard, Stéphanie Bonvarlet et Coline Massing, qui ont su trouver les partenaires nécessaires à une création portée par sept acteurs au plateau, ce tournant est marqué par le changement de nom de la compagnie. Tourneboulé devient en effet « Oyates », « version poétisée, féminisée et tribale » d’« oyat », plante vivace originaire de l’Ancien Monde, croissant dans les terrains sablonneux grâce à un système racinaire très profond.
De par son titre, L’affolement des biches semble annoncer l’insertion d’une faune dans le tout nouveau et pourtant séculaire paysage végétal de la compagnie. Ce que semble confirmer le monologue introductif de Zoé Pinelli qui dans le rôle de Cahuète, fille de Fulvia (Béatrice Courtois), affirme en dansant sur une musique électro un désir vital de croyance qu’elle décrit comme une biche surgissant de nulle part. Mais l’introduction du règne animal au sein d’Oyates s’arrête à cette métaphore. Construite autour de la mort d’Annabelle (Marie Boitel), mère de Fulvia ainsi que d’Elton (Yannis Bougeard) et de Rose (Morgane Vallée), épouse d’Einstein (Serge Gaborieau) qui se retrouvent pour l’occasion après une longue séparation due à des conflits qui ne tardent pas à affleurer, la fiction de Marie Levavasseur est beaucoup plus domestique que sauvage. Si la nature, terrain de jeu et d’imaginaire de Cahuète, envahit quelque peu la maison familiale joliment suggérée par le décor des scénographes Magali Murbach et Clémentine Dercq, cela n’a dans le récit qu’une importance mineure. Davantage développée, elle aurait pu démarquer le huis clos familial de tous ceux qui composent déjà notre paysage théâtral.
Entrer dans la création pour adultes en parlant d’une étape majeure dans la vie d’un homme, la mort des parents, est une belle idée qui peine à exister pleinement dans L’affolement des biches. Si chaque membre de la famille endeuillée entretient un rapport singulier avec les vivants et les morts, les nombreuses disputes et les quelques accalmies qui composent la pièce sont souvent trop stéréotypées pour donner lieu à un portrait de famille aux logiques, aux mécanismes uniques. Les rituels que tentent de mettre en place certains personnages, qu’ils soient ou non de la famille – incarnés tous les deux par Valentin Paté, le compagnon italien de Rose et un conseiller funéraire fantasque viennent mettre leur grain de sel dans la marmite familiale déjà bien assaisonnée –, amènent une étrangeté bienvenue. Ils ne vont toutefois pas jusqu’à faire exploser le cadre classique dans lequel s’inscrit la pièce.
S’il tient une place importante dans ces cérémonies d’adieu, l’objet est moins central dans cette proposition que dans certaines propositions jeune public de Marie Levavasseur. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’il transcende la fiction familiale, en ajoutant au dialogue verbal entre les morts et les vivants – Annabelle est une défunte des plus actives – d’autres éléments de langage. L’affolement des biches est à voir comme une pièce de la transition en cours vers, espère-t-on, des contrées plus sauvages.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
L’affolement des biches
Ecriture et mise en scène Marie : Levavasseur
Avec : Marie Boitel, Yannis Bougeard, Béatrice Courtois, Serge Gaborieau, Valentin Paté, Zoé Pinelli, Morgane Vallée
Assistanat à la mise en scène : Fanny Chevallier / Conseil dramaturgique Laurent Hatat
Scénographie : Magali Murbach et Clémentine DercqDécoration : Marine Dillard / Costumes Mélanie Loisy
Création musique : Benjamin Collier / Création lumière Hervé Gary
Régie générale et construction : Sylvain Liagre / Régie son Julien Bouzillé
Production : Cie Les Oyates (anciennement Tourneboulé)
Coproductions : Culture Commune Scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais, Le Théâtre d’Angoulême Scène nationale, Le Théâtre Dijon Bourgogne Centre Dramatique National, Le Théâtre Durance Scène conventionnée Art et création de Château-Arnoux-Saint-Auban, La Maison de la Culture d’Amiens Pôle européen de création et de production, Le GRRRANIT Scène Nationale de Belfort ; Le Channel Scène nationale de Calais, Le Rayon vert Scène conventionnée Art en territoire de Saint Valéry en Caux
Avec le soutien de la SPEDIDAM
La Cie Les Oyates (anciennement Tourneboulé) bénéficie du soutien du ministère de la Culture / direction régionale des affaires culturelles Hauts-de-France, au titre de l’aide aux compagnies conventionnées ; de la Région Hauts-de-France, et du Département du Pas-de-Calais.
Marie Levavasseur et Gaëlle Moquay sont artistes associées à la Maison de la Culture d’Amiens (80), et Marie Levavasseur est artiste complice du Théâtre d’Angoulême, Scène nationale (16).
Durée : 1h45
Le GRRRANIT – Scène nationale de Belfort (90)
Le 24 janvier 2023Théâtre scène nationale de Mâcon (71)
Le 27 janvier 2023La Scène du Louvre Lens (62), en partenariat avec Culture Commune SN
Le 2 février 2023Le Rayon Vert, Saint-Valery-en-Caux (76)
Le 22 mars 2023Maison de la Culture d’Amiens (80)
Les 10 et 11 mai 2023Avignon OFf 2023
Présence Pasteur
du 7 au 29 juillet 2023Théâtre Dijon Bourgogne, CDN (21)
Du 14 au 18 novembre 2023Théâtre Durance, scène conventionnée de Château-Arnaux-Saint-Auban (04)
Janvier 2024
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