Le dramaturge et metteur en scène brise, de façon aussi drôle que bouleversante, le tabou qui entoure la sexualité des personnes âgées, et livre, grâce au formidable concours de ses huit comédiennes et comédiens, l’un de ses meilleurs spectacles.
Auraient-ils seulement pu imaginer connaître un jour dans leur existence un tel triomphe, et voir plusieurs centaines de personnes se lever comme un seul homme pour acclamer la performance théâtrale qu’ils venaient d’accomplir ? À l’issue de la première avignonnaise de La Vie secrète des vieux, donné à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, Annie Boisdenghien, Micheline Boussaingault, Martine Devries, Yasmine Hadj Ali, Salimata Kamaté, Jacqueline Juin, Jean-Pierre Dupuy et Chille Deman ont le sourire jusqu’aux oreilles et les yeux embués. Toutes et tous sont visiblement heureux et émus, à l’image des spectatrices et spectateurs qui leur font face. À leurs côtés, leur chef d’orchestre, Mohamed El Khatib, irradie, dopé par la réussite de son pari et peut-être par la conscience qu’il vient de livrer l’un des meilleurs spectacles de sa carrière. Car, disons-le d’emblée : La Vie secrète des vieux est, à n’en pas douter, une pièce qui fera date, dont on ressort puissamment galvanisé par un mélange d’humour ravageur, de tendresse débordante et de paroles d’une poignante rareté.
Dès les premières secondes, l’avertissement diffusé en fond de scène donne le ton subtilement hybride de ce qui va suivre : « Compte tenu de leur âge, les personnes présentes dans ce spectacle sont susceptibles, telle Dalida, de mourir sur scène d’un instant à l’autre. Aussi, en cas d’incident, nous vous invitons à rester calme et à considérer qu’il vaut mieux mourir sur scène qu’à l’Ehpad. » Et pour cause : accompagnés par la fausse aide-soignante, mais vraie comédienne, Yasmine Hadj Ali, les sept « vieux » réunis sur le plateau, toutes et tous amatrices et amateurs, ont, en cumulé, plus d’un demi-millénaire d’existence. Sur le parquet de danse où ils officient, il revient logiquement à leur doyenne, Jacqueline, d’ouvrir le bal. « J’ai 91 ans, et, je n’ai pas peur de le dire, j’ai envie de faire l’amour tous les jours. Ben voilà, c’était sans tambour !, s’amuse-t-elle. Je peux vous confier également, sans tremolo ni tralala, que ce qui me manque c’est de ne plus embrasser quelqu’un sur la bouche. Et surtout, de ne plus sentir qu’on manque à quelqu’un, que quelqu’un tient à nous, qu’on existe aux yeux de quelqu’un. Et je pense que ça sera comme ça, jusqu’à la fin de mes jours. » Avec assurance, cette ancienne présentatrice de la RTBF brise, en quelques phrases, l’un des tabous les plus tenaces de nos sociétés : le désir qui, en dépit de leur âge avancé, allume encore les corps et étreint toujours les coeurs de nos « vieux ». Une sexualité que, bien souvent, on leur nie, que, par pudeur, on refuse de voir, mais où Mohamed El Khatib va s’immerger pour en révéler l’infinie beauté.
Entre deux citations de Musset (On ne badine pas avec l’amour), Shakespeare (Roméo et Juliette) ou Racine (Bérénice), que Jacqueline égrène à intervalles réguliers, chacune et chacun prend la parole pour se faire le porte-voix de toute une génération. Armés de leur propre vécu, ou de celui d’autres personnes collecté par leur metteur en scène au fil d’une centaine d’entretiens, ils racontent sans détour, et souvent avec une crudité réjouissante, des histoires d’amour et de cul, passées ou présentes, homos ou hétéros, à deux ou en solitaire, qu’elles aient eu lieu à l’Ehpad, dans les rues de Tunis ou même au sauna. Peu à peu, se dessine le panorama de la vie sentimentale et sexuelle d’une génération qui, dans sa jeunesse, a dû se former sur le tas, qui, aujourd’hui, se voit parfois entravée par des enfants peu compréhensifs, qui, lorsque le coeur fait des siennes, peut retomber dans une fougue adolescente capable de faire oublier la fatigue des corps. À ce titre, l’histoire d’Anne et de Jean-Claude s’avère la plus bouleversante. Roméo et Juliette du troisième âge, les deux tourtereaux, présents en vidéo, s’étaient rencontrés à l’Ehpad, où Anne n’hésitait pas à aller sous le balcon de Jean-Claude pour lui faire la cour. Las, leur histoire n’était pas du goût de leurs enfants et, à la suite de leur séparation forcée, Anne s’est donnée la mort.
L’immense réussite du spectacle de Mohamed El Khatib tient d’ailleurs à cette alternance entre instants d’émotion, quelquefois vive, et moments d’humour, souvent tordant, entre larmes inattendues et rires spontanés, qui, parfois, se succèdent en l’espace de quelques secondes. Pour le metteur en scène, cette Vie secrète des vieux permet, tout à la fois, de poursuivre le chemin qu’il avait ouvert avec Mes parents – où des élèves-comédiens de l’École du Théâtre national de Bretagne (TNB) dressaient le portrait de leurs géniteurs –, de compléter le projet qu’il avait conduit avec la plasticienne Valérie Mréjen à l’Ehpad savoyard des Blés d’or, et de boucler la boucle qu’il avait lancée avec son tout premier spectacle, Finir en beauté, où il entretenait déjà un rapport étroit avec la vieillesse à travers les derniers jours de la vie de sa mère. Dotée d’une tendresse infinie, fondée sur un texte où sa patte se devine à peine, exempte de tout voyeurisme, sa pièce permet de défier l’uniformité des préjugés et de redonner une singularité à chacun des parcours intimes de ces « vieux ». Même si les modalités d’exécution apparaissent un peu différentes, et adaptées au grand âge, les sentiments, les sensations et les désirs sont mis en lumière dans toute leur puissance, ardente, comparable à celle ressentie par des « petits jeunes » âgés de 20 ans.
À l’occasion de cette 78e édition du Festival d’Avignon, Mohamed El Khatib s’impose aussi, de façon flagrante, comme l’anti-Angélica Liddell. Contrairement à la performeuse espagnole qui, dans DÄMON. El funeral de Bergman, réduit les « vieux » présents sur les planches de la Cour d’honneur du Palais des Papes à de simples figurants mutiques, à de vulgaires supports de projection de ses propres peurs de décrépitude physique et de misère sexuelle, le metteur en scène leur donne, quant à lui, réellement les clefs du plateau. Rayonnants, toutes et tous apparaissent fiers de sortir ces paroles de l’ombre où la société les a calfeutrées, mais aussi de se produire dans un spectacle de théâtre, avec lequel ils entretiennent, pour certains, une relation étroite. Accompagnés par Mohamed El Khatib, qui contribue à les rassurer en assistant plutôt discret, voire effacé, et par Yasmine Hadj Ali, délicieuse en aide-soignante peu avare en confidences, les sept « vieux », privés de leur camarade Georges Mac Briar, mort durant les répétitions à l’âge de 101 ans, s’amusent à tel point qu’ils deviennent les reines et les rois de la scène. Du bootyshake de Salimata, revigorée par son idylle avec un mexicain « caliente », à l’émouvant karaoké de Jean-Pierre, des confidences conjugales de Martine aux anecdotes croustillantes d’Annie, de la solitude désirée de Chille à la vitalité retrouvée de Jacqueline, en passant par les découvertes sexuelles tardives de Micheline, ils brillent tous par leur aplomb, leur aisance et leur faculté à nous faire, tout en douceur, ouvrir les yeux.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Vie secrète des vieux
Conception Mohamed El Khatib
Avec (en alternance) Annie Boisdenghien, Micheline Boussaingault, Marie-Louise Carlier, Chille Deman, Martine Devries, Jean-Pierre Dupuy, Yasmine Hadj Ali, Salimata Kamaté, Jacqueline Juin, Jean Paul Sidolle, Gaby Suffrin
Dramaturgie Camille Nauffray
Scénographie Frédéric Hocké
Vidéo Emmanuel Manzano
Son Arnaud Léger
Collaboration Mathilde Chadeau, Vassia Chavaroche
Vie médicale Paul Ceulenaere, Virginie Tanda, Vinciane Watrin
Entretiens Marie Desgranges, Zacharie Dutertre, Vanessa Larré
Régie générale Jonathan DouchetProduction Zirlib
Coproduction Festival d’Automne à Paris, Points communs Nouvelle Scène nationale (Cergy-Pontoise), Théâtre national Wallonie-Bruxelles, La Comédie de Genève, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Théâtre national de Bretagne (Rennes), Tandem Scène nationale d’Arras-Douai, MC2: Grenoble Scène nationale, La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale, Le théâtre Garonne Scène européenne (Toulouse), Festival d’Avignon, Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence), Équinoxe Scène nationale de Châteauroux, Théâtre de la Croix-Rousse (Lyon), La Coursive Scène nationale de La Rochelle, Espace 1789 Scène conventionnée pour la danse de Saint-Ouen, Scène nationale Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines, Le Channel Scène nationale de Calais
Avec le soutien du Mucem (Marseille) et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Villa Albertine (New York)
Coréalisation Festival d’Avignon, La Chartreuse-CNES de Villeneuve lez Avignon dans le cadre des Rencontre(s) d’étéZirlib est conventionnée par le ministère de la Culture, Drac Centre-Val de Loire et soutenue par la Ville d’Orléans. Mohamed El Khatib est artiste associé au Théâtre de la Ville (Paris), au Théâtre national de Bretagne (Rennes) et au Théâtre national Wallonie-Bruxelles.
Durée : 1h10
Festival d’Avignon 2024
La Chartreuse – CNES de Villeneuve lez Avignon
du 4 au 19 juillet (sauf les 6, 10 et 14), à 18hThéâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 12 au 26 septembreFestival Internazionale del Teatro, Lugano (Suisse)
le 5 octobreEspace 1789, Scène conventionnée pour la danse de Saint-Ouen
les 8 et 9 octobreThéâtre Cinéma de Choisy-le-Roi, Scène conventionnée pour la diversité linguistique
le 11 octobreRomaeuropa Festival, Rome
les 9 et 10 novembreCentre dramatique national Orléans Centre-Val de Loire
du 27 au 29 novembreComédie de Genève
du 12 au 15 décembrePoints communs Nouvelle Scène nationale, Cergy-Pontoise
les 18 et 19 décembreThéâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 9 et 10 janvier 2025Tandem, Scène nationale d’Arras-Douai
du 13 au 15 janvierLe Channel, Scène nationale de Calais
17 et 18 janvierEquinoxe, Scène nationale de Châteauroux
le 28 janvierHalle aux Grains, Scène nationale de Blois
le 30 janvierLa Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale
du 12 au 15 févrierThéâtre national de Bretagne, Rennes
du 11 au 15 marsBonlieu Scène nationale d’Annecy
les 28 et 29 marsEspace Malraux, Scène nationale de Chambéry
les 8 et 9 avrilMC2: Grenoble, Scène nationale
du 15 au 17 avrilL’Espal, Scène nationale du Mans
les 27 et 28 mai
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