Avec Là Personne, Geoffrey Rouge-Carrassat poursuit un geste théâtral puissant dont il est le seul maître. À l’écriture, à la mise en scène et au jeu, il signe un solo très habité, où il emprunte au conte et au récit d’horreur pour donner corps à la notion d’emprise.
La parole, dans le théâtre de Geoffrey Rouge-Carrassat, se déverse pour masquer un réel qui vacille. Les mots s’enchaînent les uns aux autres, font phrases denses et rapides, précises, pour remplir des solitudes très modernes, des isolements que notre époque produit à la chaîne. Dans sa dernière pièce en date, Là Personne, comme dans les trois spectacles – Conseil de classe, Roi du silence et Dépôt de bilan – qu’il commence à créer dès sa sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris en 2017 jusqu’en 2021, l’écriture est une matière dont le plein est souvent synonyme de creux, de gouffre. Ce travail sur le signifiant, qui désigne moins qu’il dissimule, qui recèle donc une bonne partie d’arbitraire, est loin chez cet artiste d’être chose purement intellectuelle. Car son verbe parcouru de fréquentes tempêtes, Geoffrey Rouge-Carrassat non seulement l’incarne lui-même, mais le met aussi en scène. Et cette façon d’assumer personnellement toute la chaîne de l’écriture, depuis le tracé du signe jusqu’à sa transformation en matière théâtrale, est pour beaucoup dans la singularité et la force de son geste, dont la grande maîtrise est d’autant plus saisissante qu’elle s’attache à dire des états limites.
Avec sa compagnie La Gueule Ouverte qui porte ses spectacles, Geoffrey Rouge-Carrassat se situe à côté de la tendance aux solos autofictifs. Cette petite distance, ce léger écart qu’il reconfigure dans chaque spectacle en donnant une forme différente à des questionnements et obsessions intimes est sans doute l’un des secrets de l’étrangeté de l’univers de ce jeune auteur, acteur et metteur en scène associé à La Manufacture – CDN de Nancy Lorraine. Les fictions qu’il construit dans ses seuls en scène ont beau se distinguer clairement les unes des autres, elles sont toutes suffisamment ténues pour laisser transparaître la personnalité réelle de l’artiste, dont l’envoûtante et singulière allure androgyne est un signe dont il joue avec subtilité. Ses personnages existent avant tout par les situations de parole « anormales » où ils se trouvent engagés. Dans Conseil de classe, par exemple, le professeur qui, au fil de sa logorrhée, se prend pour un dompteur prend corps en s’adressant à une classe vide dont le rôle des élèves absents est endossé par les spectateurs. Quant au garçon de Roi du silence, il prend véritablement vie aux yeux du public en parlant non pas à un être de chair et d’os, mais à une urne funéraire, celle de sa mère. Pour donner consistance à son homme d’affaires addict au travail dans Dépôt de bilan, il le fait parler de sa famille, dont on finit par apprendre qu’il l’a tragiquement perdue par sa faute.
L’homme qu’il incarne dans Là Personne est encore moins socialement défini que les protagonistes auxquels Geoffrey Rouge-Carrassat a jusque-là prêté sa plume, sa voix et son jeu aux formidables et multiples variations. Anonyme comme tous ses prédécesseurs, cet homme ne prend consistance que par l’histoire qu’il raconte, quand bien même celle-ci est une histoire d’effacement. Il s’adresse en effet ici directement au spectateur, sans visiblement lui attribuer une autre identité ou un autre statut que le sien, pour lui raconter une rencontre qui l’a presque réduit à néant. Devant un mur de briques dont on ne peine pas à percer la vraie nature de polystyrène, mais qu’il désigne comme étant la maison que son personnage – encore une fois très proche de lui, semble-t-il – a construite de ses propres mains, d’après ses propres plans conçus selon ses rêves, Geoffrey Rouge-Carrassat se donne des airs de conteur. D’abord tranquille, pleine d’un humour contenu que l’on a déjà pu rencontrer dans le travail de La Gueule Ouverte, la narration à la première personne qu’il déplie en faisant comme s’il n’en connaissait pas l’issue, se fait de plus en plus tendue. La violence que relate celui qui nous parle est d’autant plus glaçante qu’elle est dite, révélée avec une légère distance par rapport au réalisme, de la taille environ de celle qui sépare le théâtre de Geoffrey Rouge-Carrassat de l’autofiction.
Tout tient à un dispositif d’écriture dont le principe est simple, mais ardu dans sa tenue sur toute la durée d’un spectacle. En choisissant de ne jamais désigner que comme « la personne » l’étranger qui s’approche chaque jour de la maison évoquée plus tôt, jusqu’à susciter chez le narrateur une forme de dépendance d’abord joyeuse, puis destructrice, l’artiste insinue du bizarre dans un quotidien décrit comme plat, répétitif. L’événement que représente dans la morne routine du protagoniste l’apparition « dans le coin jaune de son œil, aux marges floues de sa vision » d’une « sorte de tache jaune dans le coin gauche » frappe par sa disproportion et l’ampleur de ses conséquences. Cette tache jaune, qui n’est autre que « la personne » s’introduisant dans le jardin du propriétaire après avoir longtemps observé sa demeure, prend dans la bouche de Geoffrey Rouge-Carrassat une vitalité et un sens qui ne cessent d’évoluer au cours du spectacle. Avec un grand art de la rupture soudaine autant que du dégradé d’émotions, l’acteur transforme « la personne » en profondeur.
Signifiant d’abord l’entrée de la joie dans une vie qui en était dénuée, le mot se teinte peu à peu négativement, allant jusqu’à signaler une emprise totale. Au diapason avec le titre, cette violence qui s’étend sur chaque parcelle du corps et de l’esprit de la victime s’exprime ici à travers des descriptions d’autant plus troublantes qu’elles s’ancrent dans des situations triviales. La vaisselle, par exemple, devient un rituel auquel s’adonne le narrateur, qui constate que « la couleur jaune n’est jamais aussi lumineuse » que lorsqu’il a les mains occupées à cette tâche. Le mouvement littéraire et théâtral qui fait passer le héros d’amoureux à victime, pour finir par se révolter contre son jaune bourreau et s’en libérer, est impressionnant dans sa mécanique. C’est là l’un des grands pouvoirs de la parole de La Gueule Ouverte, dont on espère encore bien des cris.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Là Personne
Texte, mise en scène et interprétation Geoffrey Rouge-Carrassat
Création musicale et sonore Nicolas Daussy
Création lumières Emma SchlerProduction Compagnie La Gueule Ouverte
Coproduction Théâtre de la Manufacture, Centre Dramatique National Nancy Lorraine ; L’étoile du nordDurée : 1h10
Vu en novembre 2025 à l’Athénée – Théâtre Louis Jouvet, Paris
Théâtre des Halles, Avignon
le 12 février 2026Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy Lorraine
du 20 au 22 marsSalle Le Parc, La Roche-sur-Foron
le 26 marsThéâtre des Halles, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
en juillet 2026



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