Conçu à quatre mains par Liora Jaccottet et Pascal Cesari, La Nuit des temps aborde aux rives de la mémoire familiale et prend la forme ludique d’une enquête sur les traces d’un grand-oncle trop tôt disparu. Un théâtre de peu qui valorise la débrouille comme art de vivre et de créer et révèle un comédien délicieux, Pascal Cesari, seul en scène et multiple à la fois.
On ne pouvait pas rêver écrin plus adapté à la proposition de Pascal Cesari et Liora Jaccottet. La salle Christian Bérard de l’Athénée s’atteint par de sombres escaliers aux murs défraichis dont les couleurs sanguines ont passé. Et c’est comme si le chemin parcouru pour y parvenir, intime et organique, était déjà en lien avec la démarche dramaturgique à l’origine du projet. La Nuit des temps n’a rien à voir avec le roman éponyme de Barjavel, c’est une petite forme de proximité, hybride et bricolée, qui tire de son artisanat sa théâtralité légère et de guingois pour aborder aux rives incertaines de la mémoire familiale, tenter d’approcher une vérité qui sans arrêt se dérobe et échappe. La Nuit des temps est un spectacle humble, d’une magie douce et enfantine, sans effets de manche ni arrogance, qui avance en tâtonnant, au gré d’une hypothèse de départ qui se meut en enquête sur les traces d’un ancêtre. La Nuit des temps joue avec le vrai et le faux, choisit le théâtre quand le 7ème Art capitule, tout en gardant son héritage, le souvenir du cinéma des premiers pas. La Nuit des temps choisit la fiction quand le réel ne répond pas présent, quand les non-dits, les tabous, les trous d’oubli des anciens, imposent leur silence et leur déni, et entravent la jeunesse qui se cherche.
Au plateau, le comédien Pascal Cesari, détective en herbe et prestidigitateur de pacotille, mène la danse, sous le regard sensible et précis de sa complice Liora Jaccottet à la mise en scène. Seul au plateau, il orchestre au débotté un petit théâtre de personnages tous plus attachants les uns que les autres, certains plus touchants que d’autres, d’autres plus drolatiques que certains, tous pittoresques et proches, issus de ce village corse où notre guide est parti remuer le passé, réveiller la mémoire d’un mort et les récits de son entourage à son propos. A partir d’une photographie jaunie que nous ne verrons jamais, Pascal Cesari se met en tête de comprendre qui était ce Jean-Marie, ce grand-oncle solitaire et cinéphile, le cœur sur la main mais sans enfants, aimé de tous mais sans femme, mort d’un cancer de la peau dans les années 80. Etait-il homosexuel ? Serait-il mort du sida ? Ce qui compte ici n’est pas la réponse aux questions ni les questions en elles-mêmes mais bien le trajet qui est fait dans le labyrinthe brumeux de nos propres projections et interprétations, ce qu’elles révèlent de nous, de notre besoin de modèles et de récits communs, de notre histoire familiale pleine de portes secrètes.
Mais La Nuit des temps dit aussi la persévérance, voire l’acharnement. Le désir ardent de savoir et de transmettre coûte que coûte. Car à chaque impasse, qu’elle soit technique ou dialogique, notre hôte ne baisse pas les bras, il dépasse par des tours de passe-passe tous ses empêchements. Comme pour mieux nous dire qu’il n’est pas d’échec ni de perte de temps, que tout se récupère, se recycle, se répare, se recoud avec les moyens du bord, pourvu qu’on s’en donne les moyens. Le documentaire réalisé restera invisible, tout comme cet homme sans histoire, et pourtant. Avec ce qu’il a sous la main et de la créativité à revendre, voilà notre comédien embarqué dans une reconstitution miniature, donnant vie aux situations, campant tous les personnages avec entrain. Et le film de se faire dans notre imaginaire. Les scènes s’enchaînent, chaotiques et touchantes. La rencontre avec la voyante est un régal d’humour, la séance de visionnage des photos avec la tante tellement émouvante, et la conversation finale avec le père, neveu du Jean Marie énigmatique, une prouesse de délicatesse.
Pascal Cesari est un interprète souple et exquis, il ne caricature rien, il se laisse traverser par la voix des autres, leur timbre et leur débit, leurs postures aussi. Caméléon au cœur tendre, il danse avec ses partenaires invisibles un slow pudique et mélancolique. Et les invite à la table de ses inventions scéniques. Il flotte sur ce spectacle de bric et de broc et hanté un air suranné. L’écho lointain et murmuré des films muets, la résonance d’une autre époque. Le visage de Pascal Cesari est un paysage mouvant et accueillant, on y lit une multitude d’attitudes et de personnalités. Son corps, expressif et longiligne, tient du burlesque d’antan. C’est un théâtre d’ombre et d’objets à sa façon, un seul en scène peuplé de vivants et de fantômes, le terrain de jeu d’un magicien qui nous invite dans son univers en trompe l’œil où l’illusion n’est pas forcément un leurre, où la salle obscure est peut-être l’espace illimité de nos rêves, de nos vies possibles et de nos innombrables identités.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
La Nuit des temps
Écriture et conception Liora Jaccottet, Pascal Cesari
Mise en scène Liora Jaccottet • Jeu Pascal Cesari • Scénographie et lumières Manon Vergotte • Création sonore Mathieu Ducarre • Création vidéo Mario Houlès
Production : Prémisses, Athénée Théâtre Louis-Jouvet
Coproduction : Théâtre du Point du Jour, Fabrique de Théâtre / Site Européen de Création
Avec la participation de la Collectivité de Corse.
Avec le soutien de L’École du la Comédie de Saint-Étienne / DIESE # Auvergne Rhone-Alpes
Les artistes ont été soutenus dans le cadre du programme « Création en cours » porté par les Ateliers Médicis.
Le collectif La Lenteur est associé au Théâtre du Point du Jour de 2022 à 2025.
Durée : 1hDu 20 au 30 septembre 2023
Au Théâtre de l’Athénée (salle Christian Bérard)Du 4 au 7 octobre 2023
Au Théâtre du Point du Jour (Lyon)
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