Créé en 1999, La Mastication des morts revient sur le lieu de sa naissance. Entre visite de cimetière et veillée funéraire, cette forme inclassable capable de balader le public du rire aux larmes embrasse la petite et la grande histoire, et livre une émouvante réflexion sur les liens entre morts et vivants.
Il y a des spectacles cultes, dont le nom circule d’un spectateur à l’autre, ces derniers se racontant qui l’histoire de sa création, qui le lieu de sa découverte, qui les impressions laissées. La Mastication des morts créé par le groupe Merci en 1999 – et régulièrement repris depuis – fait partie de ces propositions qui charrient avec elles leur histoire et dont le temps a patiemment poli la mythologie. Écrit entre 1995 et 1997 par le dramaturge Patrick Kermann, ce texte sous-titré Oratorio in progress donne à entendre les voix de défunts, soit les morts (fictifs, mais aux vies plausibles) enterrés dans le cimetière de Moret-sur-Raguse sur deux générations, et disparus au cours du XXe siècle. Que celles-ci se déploient chuchotées à ceux qui viendront les visiter – les veiller – ou de manière chorale, se répondant et s’amplifiant, s’interrompant et reprenant, toutes ces paroles composent par petites touches une histoire de leur siècle.
De ce mouvement, le public ne prend conscience que progressivement. Lorsque le spectacle débute, les spectateurs attendent devant l’entrée du cloître du cimetière de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Ce lieu, qui est celui où le spectacle fut créé (à l’occasion du Festival d’Avignon) n’a rien d’anodin, Patrick Kermann s’étant donné la mort en février 2000 à La Chartreuse – où il effectuait une résidence d’écriture. C’est dire si ce contexte charge à sa manière le texte, le projet. Mais, que le public connaisse ou pas ce hors-champ, il y a d’entrée une solennité dégagée par l’architecture imposante comme par l’accueil qui lui est réservé. Vêtu d’un costume sobre évoquant un employé des pompes funèbres, un homme quasi mutique nous guide vers le jardin. En traversant le déambulatoire, l’on entend égrener des noms et des dates. Cette liste est celle des « résidents » du cimetière dont on découvre bientôt les corps – d’abord par des vitres, puis au plus près.
C’est peu de dire à quel point l’architecture de La Chartreuse et les différents espaces sont ici utilisés avec pertinence. Investissant tout l’espace, le groupe Merci y construit un parcours sans que celui-ci ne semble jamais imposé, et c’est de manière douce et feutrée que nous serons invités à circuler d’un espace à l’autre. Revendiquant la création d’« objets nocturnes » plutôt que de spectacles, l’équipe artistique emmenée par la metteuse en scène Solange Oswald et le plasticien et scénographe Joël Fesel invente des formes déplaçant la position des spectateurs et des acteurs – dans une recherche exigeante de cohérence dramaturgique.
Ainsi, si les vingt-deux comédiens nous parlent, mastiquent, répètent, réitèrent, ils sont morts, immobiles et allongés et c’est nous qui, en mouvement, venons à leur rencontre. Ce faisant ce sont des gestes de recueillement auxquels le public se livre en déambulant auprès de sommaires cercueils faiblement éclairés par deux loupiotes fixées à la tête et au pied de chaque mort. Après une première séquence où les défunts parlent à voix basse, La Mastication des morts alterne entre divers types de prises de paroles. En cela c’est bel et bien un oratorio, dans lequel se trouvent autant des chœurs, des arias que des moments récitatifs. L’on passe de paroles singulières chuchotées, à d’autres lancées seules ou sous une forme chorale, à la cantonade, avec le retour de motifs (souvent cocasses). Citons, par exemple, l’un des décédés se redressant à plusieurs reprises pour lancer « J’ai une déclaration à faire » et tous les autres de lui répondre, de concert : « Ta gueule, Raymond ! »
Immédiatement, quelque chose saisit dans le dispositif proposé, dans la relation qu’il instaure et dans les réactions qu’il suscite. Il y a ceux qui prendront en photo ces défunts aux mises anciennes et apprêtées, aux cheveux bien coiffés et aux mains jointes (la journaliste se demandant comment l’on peut voler l’image d’un mort que l’on ne connaît même pas, alors que cela est interdit par la compagnie) ; ceux qui se maintiendront, au début, à distance des corps, restant debout pour écouter les récits de vie, circulant rapidement de l’un à l’autre ; ceux qui, au contraire, accepteront tout de suite cette invitation à la veillée mortuaire, la nécessité de prendre le temps d’écouter ces disparus dont les costumes « posés » sur eux plutôt que portés rappellent à quel point ces tenues n’étaient pas celles de leur quotidien. Car ce sont des vies minuscules, des vies de peu qui se racontent à voix basse. L’on découvre un monde rural d’un autre temps, dominé par une misère sociale où les violences sont légion. Des vies de labeur, voire d’exploitation, faites de petits bonheurs et de tragédies insurmontables.
Au gré de la déambulation – amenant chaque spectateur à construire son propre récit au gré des témoignages écoutés, la proposition n’étant pas appréhendable dans son intégralité –, on alterne entre récits intimes (où chacun raconte sa mort ou fait le bilan de sa vie) et d’autres séquences – seules ou en petits groupes où les morts alors redressent leur buste de leur tombe. Au fil de cet entrelacement de témoignages, tous portés par une langue singulière propre à chaque personnage, la focale s’élargit. Les paroles dessinent progressivement par le prisme du singulier le paysage politique, historique et social. Des luttes pour les acquis sociaux aux dénonciations de personnes juives lors de la Seconde guerre mondiale, de la guerre d’Algérie jusqu’au final sur la Grande guerre – génial par sa féroce critique de l’hypocrisie du patriotisme –, La Mastication des morts rappelle à quel point toutes les vies sont traversées par autant qu’elles participent à la grande Histoire.
Et puis il y a ce rapport à la mort, donc, qui renvoie au théâtre. Si pour le dramaturge allemand Heiner Müller le théâtre était un moyen de faire parler les morts, de dialoguer avec eux, pour Patrick Kermann, les vivants étaient des « morts en sursis ». Le spectacle ne cesse, dans les positions précédemment évoquées des acteurs et des spectateurs, comme dans les textes, de créer une proximité entre vivants et morts. Le ressassement du refus de quitter la vie, la surprise face à une mort imprévue, injuste, absurde, le déni même de certains quant à leur condition éternelle, renvoient le public à l’impermanence de sa propre existence. À sa manière, le groupe Merci prolonge avec sa mise en scène les positions de Kermann et de Müller, dans une proposition d’une puissance rare. Rare par sa forme, rare par la profondeur de sa réflexion déployée en sourdine avec une infinie intelligence et modestie, rare par sa capacité à nous balader du rire aux larmes.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
La Mastication des morts
Texte Patrick Kermann
Conception et mise en scène Joël Fesel, Solange Oswald
Avec Catherine Beilin, Jean-François Bourinet, Georges Campagnac, Olivier Chombart, Frédéric Cuif, Marie-Céline Daubagna, Anaïs Durin, Pierre-Jean Étienne, Gaetano Giunta, Étienne Grebot, Dominique Habouzit, Ghislaine Maucorps, Karine Monneau, Solange Oswald, Marc Ravayrol, Tanguy Trillet et les masticateurs associés
Collaboration artistique Jude Anderson
Dramaturgie Marie-Laure Hée
Costumes Sophie LafontProduction (1999) Groupe Merci, La Chartreuse-CNES de Villeneuve lez Avignon, Théâtre de la Digue (Toulouse)
Coproduction (2012) Pronomade(s) en Haute-Garonne Centre national des arts de la rue et de l’espace public, Les Treize Arches Scène conventionnée de Brive
Avec le soutien de la Ville de Toulouse, le Conservatoire à rayonnement régional de Toulouse
Avec l’aide du ThéâtredelaCité Centre Dramatique National de Toulouse Occitanie, Drac Occitanie – ministère de la Culture, Département de la Haute-Garonne, SACD, Adami
Co-accueil Festival d’Avignon, La Chartreuse-CNES de Villeneuve lez AvignonDurée : 1h40
Festival d’Avignon 2022
La Chartreuse-CNES de Villeneuve lez Avignon
du 21 au 26 juillet à 22h
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