Le collectif suisse Old Masters créée des mondes où pour être ensemble, les êtres en passent avant tout par les choses, qu’ils utilisent en d’étonnants rituels. Sa première création jeune public, La Maison de mon esprit, est un terrain de jeu délicieux et absurde où l’on fait beaucoup avec peu.
Dès sa deuxième pièce, Fresque (2016), le collectif suisse qui se définit lui-même comme étant d’« âge moyen » – il est né en 2014 – décrit comme « la maison de mon esprit » l’œuvre que fabriquent ensemble deux personnages coiffés de perruques en pierre qui leur font office de masques, de mise à l’écart du réel. Faite essentiellement de bois et d’éponge, cette sculpture qui prend forme au fil du spectacle n’est pas sans points communs avec les objets qui peuplent La Maison de mon esprit et avec lesquels s’en donnent à cœur joie les fondateurs du collectif, le comédien et dramaturge Marius Schaffter, le scénographe et artiste visuel Jérôme Stünzi – en alternance avec Aurélien Patouillard – et l’artiste visuelle et scénographe Sarah André, accompagnés à l’écriture et au jeu de Sofia Teillet – en alternance avec Lisa Harder. Si qui a déjà approché l’univers d’Old Masters ne se sent pas en terre inconnue dans la dernière création du groupe, c’est que le rapport très particulier développé par les artistes entre eux autant qu’avec l’objet banal forme un langage commun à toutes leurs créations, aujourd’hui au nombre de six.
Pour s’adresser à l’enfant, nul besoin pour l’équipe de mettre au point une adresse différente de celle qu’elle pratique habituellement : simplement l’objet et sa manipulation prennent dans La Maison de mon esprit le dessus sur les mots, sous la forme de jeux qui s’éloignent joyeusement de tout modèle connu. Le degré d’étrangeté des créatures qui se présentent à nous est égal à celui que nous avions pu apprécier dans Bande originale, la création précédente d’Old Masters. Elles aussi ont le visage et le corps tout entiers camouflés, comme si pour elles le premier des objets à travailler était leur propre peau, que c’est en s’affranchissant des usages qui en sont habituellement faits que l’imaginaire devient possible. C’est donc avec des coussins de formes diverses sur le crâne, et des tenues uniformément beiges que nous apparaissent Kim, Cleub et Mauro, tandis que Jonathan n’a à arborer qu’une espèce de touffe en laine. Ce dernier d’ailleurs disparaît avec un des bonhommes-coussins, sa cousine, après nous avoir montré sa physionomie. Les deux protagonistes restants entament une série d’actions sollicitant les objets très différents disposés tout autour d’un carré de bois qui leur fait office de plateau de jeu.
La démarche assurée qui donne au tout l’apparence d’un rituel, ils placent des billes noires dans une carlingue de voiture, pour les faire sauter aux quatre coins de la scène. Ils s’emparent d’un ventilateur qui évacue les billes sur les bords du plateau, puis retournent la machine afin de lui faire voler dans les airs une sphère de papier bleu. Ils installent au milieu de la scène un petit parasol tournant sous lequel ils posent tels des vacanciers heureux. Ils assemblent encore carreaux de verre, pate à modeler et billes avant de faire exploser l’ensemble avec un vieux ferme-porte hydraulique… Le sens de ces gestes et installations éphémères n’est jamais donné. Sans doute n’en ont-ils pas d’autres que ceux que voudra bien lui donner le jeune spectateur, qui se retrouve dans une situation proche de celle de Jonathan : néophyte dans une micro-société qui a ses usages particuliers, son imaginaire tournant radicalement le dos aux pensées communes, à toute recherche de production d’autre chose que de lien et d’images vouées à une rapide transformation ou disparition.
Très économes, les dialogues du quatuor sont à l’image du reste : absurdes et joyeux. La plupart des mots échangés visent à amener Jonathan sur la voie de la liberté qu’est celle du trio. Expliquant que les esprits de Kim, Cleub et Mauro forment ensemble un navire dont la destination n’importe guère, dont seule la traversée mérite d’être considérée, les acteurs font acte d’une pédagogie aussi minimale que la proposition dans son ensemble. L’habitué du monde d’Old Masters aura le privilège de pouvoir mieux encore que les autres mesurer cette sobriété. Il pourra reconnaître en effet dans la scénographie du spectacle, en particulier dans son plafond lumineux, le décor du Monde (2019). Et s’il est vraiment un intime du collectif suisse, chaque réplique de La Maison de mon esprit lui dira quelque chose : le texte du spectacle est en effet le fruit d’un collage d’extraits de toutes les pièces antérieures de la compagnie. On comprend ainsi mieux encore pourquoi cette pièce jeune public porte le nom de l’œuvre réalisée dans Fresque. On perçoit aussi toute la cohérence d’Old Masters, qui de création en création ne cesse de mettre en scène des petites communautés cherchant à vivre ensemble selon leurs codes propres, régis par la bienveillance, l’ouverture à l’Autre et à ses étrangetés.
Bien qu’absolument invisibles, les coutures de La Maison de mon esprit remettent aussi en question l’injonction à la nouveauté, à l’inédit qui pèse aujourd’hui d’autant plus sur les compagnies que les soutiens financiers ne suivent plus. Old Masters n’est pas vertueux ni inventif qu’au plateau : il l’est aussi dans ses modes de production et de diffusion, sans que cela porte atteinte à la richesse des propositions. Au contraire, le collectif approfondit ainsi son identité.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La Maison de mon esprit
Une création de Old Masters
Écriture, chorégraphie et mise en scène Old Masters et Sofia Teillet
Interprétation Sarah André, Marius Schaffter, Aurélien Patouillard et Lisa Harder
Création lumières Joana Oliveira
Création sonore et musique Nicholas StücklinScénographie et costumes Jérôme Stünzi et Sarah André
Régie lumières: Edouard HugliAssistanat scénographie et costumes Antonie Oberson
Administration Laure Chapel – Pâquis production
Diffusion Tristan Barani
Chargée de production Jessica Vaucher
Avec le soutien de Pro Helvetia
Co-production Théâtre Saint-Gervais, Genève et Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, Festival Kicks !, Berne.
Soutiens Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture, Organe genevois de répartition de la Loterie romande.Co-production Théâtre Saint-Gervais, Genève et Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, Festival Kicks !, Berne.
Soutiens Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture, Organe genevois de répartition de la Loterie romande.Durée : 55 mins
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Du 18 au 21 avril 2024Theater Casino – Zug (Suisse)
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Du 12 au 15 décembre 2024
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