Avec La Double inconstance (ou presque) d’après Marivaux, Jean-Michel Rabeux poursuit son exploration des mécanismes de domination sociale. Son puissant théâtre de la cruauté.
Qu’ils viennent de Shakespeare, d’un conte, de la mythologie antique ou du monde réel, les personnages de Jean-Michel Rabeux sont traversés par des passions contraires. Souvent marginaux, ils tentent de se trouver une voie dans le monde. Leur parole est un cri. Une révolte contre l’ordre établi et contre les sentiments qui les révèlent à eux-mêmes. Pauvres et puissants confondus, les protagonistes de La Double inconstance (ou presque) d’après Marivaux ne font pas exception.
Si les jeunes campagnards Arlequin (Hugo Dillon) et Sylvia (Morgane Albez), qui s’aiment, sont victimes de la machination du Prince (Claude Degliame, comédienne fétiche de Jean-Michel Rabeux), celui-ci est en effet loin d’incarner une domination heureuse. Soumis à sa passion pour Sylvia et aux codes sociaux qui rendent difficile une pareille union, il souffre et se regarde souffrir. À la fois acteur et témoin impuissant de la société qu’il dirige, il est la pièce centrale d’une comédie dont Jean-Michel Rabeux parvient à exprimer toute la cruauté et la modernité. Cela en restant très proche de la pièce originale. Beaucoup plus, du moins en apparence, que dans R.&J. Tragedy (2013), sa précédente adaptation d’un texte classique, où les célèbres amants éponymes et leurs familles ennemies étaient des sortes de punks à la poésie brute. Toute en sang, en sexe et sueur.
« Foin du blablabla du marivaudage », dit le metteur en scène. Dans La Double inconstance (ou presque), le contraste entre métaphysique et trivialité qui caractérise l’écriture de Marivaux est estompé au profit d’un langage plus uniforme. Plus bref. Le marivaudage est alors essentiellement porté par les corps. Par une ambiguïté du genre et du désir dont Claude Degliame, avec sa voix grave et son corps gracile qui semble tantôt échapper à la pesanteur, tantôt charrier le poids de toute l’histoire du théâtre, livre comme toujours une expression très personnelle. Tout en liant entre eux les travestissements et jeux de masques des autres comédiens, tous excellents. Après avoir interprété une prostituée dans Aglaé (2016), l’actrice est un Prince à l’androgynie troublante. L’image, comme le disait Bernard Dort, « d’une société immobile, suspendue entre le passé et l’avenir, et pourtant animée d’une infinité de mouvements internes »[i].
Dans le décor en trompe l’œil conçu par la plasticienne et photographe Noémie Goudal, Claude Degliame et ses compagnons de plateau jouent le drame d’un monde qui refuse de changer en profondeur. Mais qui, pour faire illusion, multiplie les faux-semblants. Jean-Michel Rabeux s’autorise ainsi bien des libertés en matière de déguisement. De l’uniforme d’écolier à la tenue de danseuse, en passant par le slip de bain, son Arlequin est aussi changeant qu’un caméléon. Lisette (Aurélia Arto), la sœur de la domestique Flaminia (Roxane Kasperski) est une séductrice à la garde-robe bien fournie, et l’officier du palais Trivelin (Christophe Sauger) une créature presque aussi trouble que son maître.
À l’issue de ce petit carnaval plus cruel que joyeux, qu’importe au fond que Sylvia finisse par céder au Prince et qu’Arlequin se console auprès de Flaminia ; l’essentiel est dans le chaos intermédiaire, qui ne laisse aucun espoir de stabilité. Sinon dans la mort ou dans le renoncement. Comme dans La Femme ® n’existe pas, brillante variation autour de La Colonie de Marivaux qui vient d’être créé au Théâtre de l’Échangeur par la compagnie Théâtre Variable n°2[ii]. Plus frontalement politique, cette pièce écrite par Barbara Métais-Chastanier et mise en scène par Keti Irubetagoyena pose la question de l’égalité hommes/femmes. Marivaux résonne avec les maux de l’époque.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
[i] Bernard Dort, « Esquisse d’un système marivaudien », dans Théâtre, Seuil, 1986.
[ii] Du 5 au 10 mars au Théâtre de l’Échangeur. Le reste de la tournée sur www.theatrevariable2.com
La double inconstance (ou presque)
Texte : Marivaux
Adaptation et mise en scène et costumes : Jean-Michel Rabeux
Avec : Morgane Arbez, Aurélia Arto, Claude Degliame, Hugo Dillon, Roxane Kasperski, Christophe Sauger
Décor : Noémie Goudal
Lumières : Jean-Claude Fonkenel
Créateur son et régie son : Cédric Colin
Assistanat à la mise en scène / Façonnage costume, coiffure, maquillage : Geoffrey Coppini
Régie générale : Denis Arlot
Régie lumières : Nicolas Forge
Construction des décors : Atelier Devineau
Production déléguée : La Compagnie
Coproduction : La Compagnie, La rose des vents Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis, La Barcarolle – EPCC spectacle vivant AudomaroisLa Compagnie est subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Ile-de-France et soutenue par la région Ile-de-France au titre de la permanence artistique et culturelle.
Durée: 1h40
• Du 18 au 26 janvier 2018, La Rose des vents, scène nationale Lille Métropole / Villeneuve d’Asq
– Les jeudi 18, samedi 20, et jeudi 25 (représentation en audiodescription) janvier 2017 à 19h
– Les vendredi 19, mardi 23, mercredi 24 et vendredi 26 janvier 2017 à 20h
> Informations et réservation : 03 20 61 96 96 www.larose.fr• Du 7 au 8 février 2018, Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque
– Le mercredi 7 février à 20h
– Le jeudi 8 février à 19h
> Informations et réservation : 03 28 51 40 30 www.lebateaufeu.com• Du 13 au 14 février 2018, Barcarolle, EPCC spectacle vivant Audomarois
– Le mardi 13 février à 14h (représentation scolaire)
– Le mercredi 14 février à 20h30
> Informations et réservation : 03 21 88 94 80 www.labarcarolle.org• Le 20 février 2018, L’Equinoxe, scène nationale de Châteauroux
– Le mardi 20 février à 20h
> Informations et réservation : 02 54 08 34 34 www.equinoxe-lagrandescene.com• Du 3 au 25 mars 2018, Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
– Les samedis, lundis, mercredis, jeudis et vendredis à 20h
– Les dimanches à 15h30
– Relâche les mardis
> Informations et réservation : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com• Du 19 au 20 avril 2018, Théâtre des Salins, scène nationale de Martigues
– Le jeudi 19 avril à 20h30
– Le vendredi 20 avril à 20h30
> Informations et réservation : 04 42 49 02 00 www.lessalins.net
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