Une « Conférence des oiseaux » qui bat de l’aile
Le metteur en scène tchèque Petr Forman adapte la célèbre fable persane du XIIe siècle composée par Farîd al-Dîn Attâr. Dans son désir de créer un spectacle immersif, il laisse s’échapper la dimension spirituelle du récit et en ferme les interprétations possibles.
Les frères Forman, fils du cinéaste tchécoslovaque du même nom et marionnettistes de formation, promènent depuis près de vingt-cinq ans leur univers forain à travers le monde. Aussi faut-il souvent attendre assez longtemps avant de revoir le travail des jumeaux en France, une fois qu’ils la quittent après y avoir montré leur nouveau-né. Le dernier intervalle fut particulièrement long, Covid aidant sans doute, puisque leur dernière apparition remontait à 2017. Ils venaient alors au Théâtre Sénart et à La Villette avec une baraque en bois où ils jouaient Deadtown, un western habité par l’esprit burlesque et bricoleur et par le goût des formes anciennes qu’ils déploient depuis une trentaine d’années, et qu’ils ont d’ailleurs en partie aiguisé en France. Avant le grand succès de leur Opéra Baroque dans les années 2000, les deux Forman collaborent en effet avec la compagnie Dromesko, qui commence alors à construire son petit mythe itinérant. Les Tchèques donnent la main aux Français pour fabriquer la taverne ambulante de La Baraque, cantine musicale, et n’ont par la suite jamais perdu le besoin de concevoir des théâtres nomades qui ressemblent à leurs spectacles : non formatés, un peu étranges et traînant toujours eux avec un air du passé sans qu’on sache vraiment à quelle époque les rattacher.
La Conférence des oiseaux avec laquelle on retrouve Petr Forman – pour une fois, Matěj n’est pas de l’aventure – s’inscrit dans la continuité de Deadtown. Avec ce spectacle, le duo s’éloignait de l’intimisme recherché jusque-là grâce à des dispositifs singuliers – une toute petite bâtisse de bois sur deux étages, par exemple, dans Obludarium, qui venait pour la première fois en France en 2011 et y revint ensuite quelques fois – pour aller vers une forme plus ample. Le seul chapiteau à l’étonnante silhouette ovoïde conçu pour La Conférence des oiseaux indique que c’est cette voie qu’a suivie l’artiste. La structure tricolore – un clin d’œil aux racines françaises de l’affaire ? – offre aux créatures de la fable du poète soufi Farîd al-Dîn Attâr, ainsi qu’aux spectateurs, une volière XXL. En nous distribuant des masques d’oiseaux une fois nos places retirées à une caravane-billetterie dans le plus pur esprit Forman, les équipes du spectacle et du théâtre s’associent pour créer les conditions d’une immersion totale dans un monde qu’un narrateur en voix off nous décrit d’entrée de jeu comme étant « d’ailes, de nuages, où vous pouvez grimper jusqu’au soleil et contempler votre vie, depuis les hauteurs insondables ». La présence du texte français écrit par Jean-Claude Carrière pour le spectacle créé par Peter Brook en 1979 au Festival d’Avignon peut surprendre de la part d’un artiste tchèque racontant une histoire perse. Elle témoigne de la force de l’aventure théâtrale du metteur en scène britannique qui, avec sa Conférence, a semé des graines soufies à travers le monde, notamment en République tchèque.
Avec sa Conférence des oiseaux, Petr Forman recompose en quelque sorte un souvenir d’enfance, puisque c’est alors qu’il découvre le conte persan dans la traduction en tchèque réalisée par un ami de son père, en compagnie de Jean-Claude Carrière et Peter Brook. De cette belle histoire de circulation des récits et des imaginaires, il reste hélas peu de traces dans son spectacle, hormis la traduction de Carrière remaniée pour l’occasion par le scénariste Ivan Arsenjev et le metteur en scène lui-même. Le lien personnel qu’entretient l’artiste tchèque avec la fable de Farîd al-Dîn Attâr est sacrifié au profit d’une volonté très explicite de susciter une adhésion forte du public. Le choix est d’autant moins judicieux que les moyens employés, très nombreux et de natures diverses, font frein à l’imaginaire au lieu de le solliciter. Or, l’histoire d’Attâr, où une communauté d’oiseaux part à la recherche de son roi Simorgh présenté comme idéal, est trop allégorique pour s’épanouir dans une mise en scène qui ne fait pas place, ou trop peu, à l’interprétation du spectateur. Affublé de son masque, ce dernier est pris en charge à 100 % par une partition où danse, musique et vidéo stimulent tous les sens et endorment le reste. Alors que la nuée conduite par une huppe avance pour « se débarrasser de tout ce qui est inutile » et laisser ses certitudes derrière elle, le chemin par lequel Petr Forman nous invite à rejoindre La Conférence des oiseaux n’est pas des plus minimalistes.
L’esprit forain des Forman avait pourtant tout pour épouser le conte persan avec la délicatesse et la distance nécessaires. Dans une scène d’ouverture où ils quittent à vue leurs atours d’étranges créatures barbues pour se faire oiseaux en enfilant masques et justaucorps, les acteurs et danseurs d’origines diverses – comme l’étaient les interprètes de Peter Brook – semblent prendre la voie du théâtre de tréteaux et de monstres. Ils l’abandonnent aussitôt de plumes vêtus pour entamer un ballet des plus athlétiques, dont la prétention au spectaculaire nuit à la recherche en question, ainsi qu’au détail des sept vallées que traversent les volatiles avant d’atteindre leur but. Plutôt que de donner consistance au paysage et à ses significations métaphysiques – les vallées sont celles de la quête, de l’amour, de la connaissance, du détachement, de l’unité, de l’effroi et de la dissolution totale –, l’ajout de vidéos en mapping et 3D a tendance à le vider de sa substance. Cette profusion de langages s’inspire certainement du « théâtre noir » de la scène pragoise du Laterna magika – une forme de théâtre polyphonique inventée à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles de 1956 par un certain Alfréd Radok, avec la collaboration de Miloš Forman –, mais cette référence n’étant guère davantage traitée au plateau que le lien de cette Conférence avec celle de Peter Brook, Petr Forman passe là encore à côté d’un élément qui aurait pu joliment donner corps à ses oiseaux.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La Conférence des oiseaux
d’après le poème éponyme de Farîd al-Dîn Attâr
Mise en scène Petr Forman
Avec François Brice, Manuel Ronda, Rob Hayden, Marek Zelinka, Milan Herich, Maureen Bator, Daniel Raček, Petr Forman, Veronika Švábová, Tereza Krejčová, Miroslav Kochánek, Zuzana Sýkorová, Petr Horký, Ivan Arsenjev, Petr Vinecký, Philippe Leforestier, David Pražák
Voix Denis Lavant, François Brice, Laya Khanjani
Scénario Ivan Arsenjev, Petr Forman, Jean-Claude Carrière
Création plastique Josef Lepša
Musique Simone Thierrée
Productrices exécutives Pavla Kormošová, Anna Chlíbcová
Conseiller littéraire au sujet d’Attar Nora Sequardtová
Conception et réalisation des costumes et masques Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubkov
Conception, réalisation et peinture des décors Jaromír Vlček, Zdeněk Palme, Míra Polák, Radim Kollega, Vjačeslav Zubkov, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Jana Novotná, Kateřina Soukupová, Tereza Komárková
Conception 3D Oldřich Jindřich
Concept projections Panasonic Connect Europe – Ben Mitchell & Zdeněk Krýsl, Adam Špinka
Concept lumières Petr Forman, Josef Lepša, Petr Baštýř
Concept son Philippe Leforestier, Michal Holubec
Concept et design de la tente Petr Forman, Josef Lepša
Plans techniques de la tente SARL C3 SUD-EST
Réalisation de la structure de la tente et des gradins Atelier Gest
Fabrication de la toile de la tente Special Textile France
Production de l’espace scénique et des structures de soutien Tomáš Pleticha, Martin Maleček, Martin Fuchs, MAF (Ostrava)
Conseillers et ingénieurs Radim Kollega, Romuald Simonneau, Míra Polák
Complice de longue date Jean Michel Puiffe
Fidèle complice Jan BlaškoProduction Théâtre des Frères Forman
Partenaire général du spectacle ČEZ GROUP
Partenaire général de la tente BiRDEK
Coproduction Théâtre-Sénart, Scène nationale ; Les Gémeaux – Scène nationale ; L’Azimut – Antony/Châtenay-Malabry, Pôle National Cirque
Partenaires principaux ROBE, C.S.CARGO, Panasonic CONNECT
Soutien financier Mairie de Prague, Ministère de la Culture de la République tchèque
Soutien Maison de la Culture de BourgesDurée : 1h20
Vu en mars 2025 au Théâtre Sénart, Scène nationale de Lieusaint
Espace Cirque, L’Azimut, Antony, en coréalisation avec Les Gémeaux, Scène nationale de Sceaux, dans le cadre du festival MARTO
du 22 au 26 marsThéâtre de Caen, dans le cadre du festival SPRING
du 8 au 16 avrilMaison de la Culture de Bourges, Scène nationale
du 28 avril au 3 maiLe Cratère, Scène nationale d’Alès
du 15 au 21 maiAncienne Gare, Saint-Gengoux-le-National, dans le cadre d’une coréalisation entre L’Arc, Scène nationale Le Creusot, L’Espace des arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône et Le Théâtre, Scène nationale de Mâcon
du 23 au 29 juin
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