Aboutissement d’un travail d’écriture et de recherche débuté il y a trois ans, La Beauté du geste conçu par Nathalie Garraud et Olivier Saccomano convainc plus par ses acteurs que par son propos.
Pour atteindre l’espace où se joue La Beauté du geste, les spectateurs traversent la grande salle du théâtre. C’est, en effet, à l’arrière de la scène, de l’autre côté du rideau séparant celle-ci des gradins déserts que se donne la première création signée par Nathalie Garraud et Olivier Saccomano en tant que directeurs du Centre dramatique national de Montpellier (la première réalisant la mise en scène du texte, le second l’écriture). Justifié par le dispositif en bi-frontal, ce choix opère déjà comme un révélateur : nous sommes là dans un théâtre à l’os, centré sur le corps et la langue de ses interprètes ; un théâtre, enfin, qui va jouer à loisir des relations qu’il peut instaurer avec les spectateurs.
Déjà au plateau, leur espace de jeu délimité par les deux gradins, les cinq acteurs (Mitsou Doudeau, Cédric Michel, Florian Onnéin, Conchita Paz), dont quatre constituent la troupe associée au Théâtre des 13 vents, accueillent les spectateurs. Ils vont et viennent, électriques, leurs lunettes de soleil leur permettant d’affronter les lumières aveuglantes situées d’un côté de l’espace de jeu – l’autre côté étant occupé par une forêt d’arbres morts masquée pour partie par un amas de planches diverses. Évoquant certains agencements du Théâtre du Radeau, cet amas va disparaître au fil du prologue, l’espace être modestement et efficacement reconfiguré : après avoir évoqué le contexte d’origine de ce spectacle – la sidération et les interrogations suscitées par l’État d’urgence – les comédiens préparent le spectacle à venir. Ils masquent à l’aide des panneaux les lumières puis se changent, seule Conchita Paz continuant dans un monologue à évoquer le cheminement ayant mené à leur personnage.
Leur personnage, ils y arrivent. Et dans l’atmosphère sombre, crépusculaire préparée, les acteurs incarnent désormais des CRS. Là, ils enchaînent les séquences, offrant comme un condensé de ce qui fait le quotidien de ces gardiens de l’ordre public. Entraînements, exercices de luttes, assauts, positions d’attente face à de supposés manifestants – « joués » par le public. Qui aura déjà vécu lors de manifestations cette situation de face à face ressentira ici la même angoisse sourde, amplifiée par l’obscurité. Impassibles, se tournant régulièrement de part et d’autre de chaque gradin, les CRS nous tiennent tête dans un ballet minutieusement réglé assez glaçant. De leurs discussions à bâtons rompus, il ressort l’ennui lié à leur tâche, des interrogations sur leur rôle, des considérations sur ceux qu’ils affrontent, etc. Certains se révèlent racistes, tandis que d’autres lisent Apollinaire, et que d’aucuns sont passionnés d’échecs.
Comme nous sommes au théâtre, l’affrontement n’aura pas lieu avec les manifestants, mais au sein de leur propre troupe, et bientôt l’un d’eux met hors d’état de nuire ses comparses. Une fois la machine enrayée, tout peut arriver et dans une échappée fantasmatique assez confuse, les CRS incarnent d’autres figures, portent d’autres paroles, certaines mettant en doute leur mission. L’on croise Don Quichotte, un simple gendarme, ou, encore, le général de Gaulle (signataire de l’ordonnance confirmant en 1945 leur création), avant qu’une CRS n’annonce sa démission.
Après un prologue qui à vouloir tout dire complique plus qu’il n’explicite, et cette deuxième partie inégale, parfois nébuleuse dans son propos, La Beauté du geste offre avec son troisième acte sa plus belle séquence. C’est à un tribunal que nous assistons, et pas n’importe lequel : celui-ci est chargé de juger les spectateurs ayant assisté au spectacle, considéré comme portant outrage à des personnes dépositaires de l’ordre public. Dans un contexte actuel ayant vu fin 2017 l’adoption de la « loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme », dénoncée pour offrir une continuité de l’Etat d’urgence ; ou la promulgation en avril 2019 de la loi encadrant le droit de manifester (dite « anticasseurs ») et dénoncée par nombre d’organisations dont la Ligue des droits de l’homme, la possibilité d’un tel jugement ne semble pas si loufoque. D’autant que loin de questionner de manière moralisatrice ces enjeux de libertés publiques, ce tribunal révèle un génial moment de jeu farcesque, prestement mené par les comédiens – se grimant à vue pour passer d’un rôle à l’autre.
Parmi les spectateurs convoqués à la barre figure une femme ayant eu des places par un comité d’entreprise, une autre par ses voisines, un jeune homme spécialisé dans les industries créatives, etc. Cette galerie de portraits volontairement caricaturale donne le champ libre à l’interprétation des comédiens, qui déploient toute leur maîtrise. Le plaisir suscité se trouve amplifié par le dispositif bi-frontal : le juge étant installé dans les gradins (et changeant régulièrement de côté), les prévenus font face tantôt à une moitié du public, tantôt à l’autre. Pour les spectateurs, le rire naît, aussi, à la lecture des réactions sur les visages qui leur font face.
Ce sont ensuite la directrice du théâtre produisant le spectacle, puis un professeur des universités qui se succèdent à la barre, avant enfin que trois ultimes personnages prennent la parole : une comédienne porno russe, le grand joueur d’échecs russe Kasparov et Jean-Luc Godard. Au fil de ces derniers prévenus, le rire s’émousse. Pour partie en raison d’un sentiment d’étirement de l’ensemble, contre laquelle l’écriture efficace de Saccomano (et sa connaissance subtile de la rhétorique judiciaire) ne peut rien. Pour partie, également, parce qu’en dépit de la mécanique de jeu impeccable, l’ensemble tourne à vide, et n’évite pas les clichés (les deux personnages russes en tête). Pour partie, enfin, par le recours appuyé à certains propos ou à des références intellectuelles. Ainsi l’explication par la productrice du coût du spectacle, comme les citations du philosophe Søren Kierkegaard par l’universitaire – « L’effet de la farce dépend pour une large part de l’activité créatrice du spectateur » – se révèlent trop didactiques.
Surtout, la profusion de références – avec le final par Godard – étouffe plus qu’elle ne porte le propos, frôlant le risque de ne valoir que comme parapluie intellectuel. Et c’est bien sur la question du propos que le bât blesse. Passionnant par instants, saisissant par certaines de ces images, convaincant par sa démarche – interroger la question de la responsabilité de l’art, comme celle de la pérennité des libertés est on ne peut plus pertinent –, La Beauté du geste demeure en l’état brouillon, incapable de se saisir pleinement de son sujet. De ce travail scénique inégal, où la profusion de références, citations, positions ne clarifient pas un propos parfois trop diffus, l’on sort un peu sonné. Et si beauté du geste il y a bien dans l’art, la manière et le jeu, le sens du geste lui-même échappe pour l’instant encore au spectateur.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
La Beauté du geste de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano
conception : Nathalie Garraud et Olivier Saccomano
écriture : Olivier Saccomano mise en scène : Nathalie Garraud jeu : Mitsou Doudeau, Cédric Michel*, Florian Onnéin*, Conchita Paz*, Charly Totterwitz*
scénographie : Jeff Garraud costumes : Sarah Leterrier lumières : Sarah Marcotte son : Serge Monségu assistanat à la mise en scène : Romane Guillaume
production : Théâtre des 13 vents CDN Montpellier coproduction : Maison de la Culture d’Amiens- Pôle Européen de production, Châteauvallon- Scène nationale, Les Scènes du Jura – Scène nationale, Les Halles de Schaerbeek – Bruxelles avec le soutien de La Vignette – Scène conventionnée Université Paul-Valéry Montpellier III, du Bois de l’Aune – Aix-en-Provence, du T2G – CDN de Gennevilliers, des Rencontres à l’échelle – Friche la Belle de Mai – Marseille
* Troupe Associée au Théâtre des 13 ventsDurée 2h40 environ
Théâtre des 13 vents, Domaine de Grammont, Avenue Albert Einstein, 34965 Montpellier
Jusqu’au 18 octobre 2019, à 20hdu 25 au 27 novembre 2019 à La Maison de la Culture d’Amiens
Du 05 au 08 décembre 2019 aux Halles de Schaerbeek, Bruxelles
Les 23 et 24 janvier 2020 au Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
Les 04 et 05 février 2020 aux Scènes du Jura, Lons-le-Saulnier
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