Metteur en scène et cinéaste hongrois, dont le travail au cinéma comme au théâtre – mené avec l’autrice et scénariste Kata Wéber – assume un hyperréalisme extrêmement maîtrisé et souvent traversé de séquences fantastiques ou oniriques, Kornél Mundruczó crée un spectacle à la virtuosité de mise en scène et de jeu impressionnante, mais au propos plus inégal.
« Parallaxe », ce concept qui signale comment la subjectivité peut être modifiée selon les points de vue, nourrit, chez Kornél Mundruczó, l’histoire d’une famille juive d’Europe de l’Est sur trois générations. Dans cette nouvelle création, qui n’est pas sans rappeler l’un de ses films, Evolution, sorti en 2021, le metteur en scène et cinéaste hongrois passe ainsi d’une perception de l’identité à l’autre – propre aux trois personnages principaux –, la puissance des réflexions soulevées se révélant inégale au fil des trois parties. L’ensemble se déroule dans la cuisine-salon d’un appartement de famille situé dans l’ancien quartier juif de Budapest – qui fut un ghetto entre 1944 et 1945. Y vit Eva, grand-mère commençant à être atteinte de sénilité et juive rescapée d’Auschwitz – on peut même dire « sur-rescapée », Eva étant née dans le camp. Alors qu’elle doit recevoir une médaille du gouvernement hongrois honorant son statut de survivante de la Shoah, elle refuse d’abord de s’y rendre, rejetant l’hypocrisie du pouvoir en place.
Installée à Berlin, sa fille, Lena, la retrouve dans son appartement au cours de la première partie du spectacle pour l’accompagner à ladite cérémonie, puis elle rejoindra son fils pour les obsèques de sa mère durant la troisième partie. Tandis qu’Eva, traumatisée par la Shoah et dans la peur permanente d’un retour des politiques d’extermination, veut cacher sa judéité, Lena lutte pour faire reconnaître ses origines. Une démarche nécessaire pour effectuer des demandes auprès d’institutions allemandes, mais aussi pour réparer les souffrances qu’elle a endurées enfant – les traumatismes de la Shoah ayant largement été transmis par sa mère. À leurs côtés, le fils et petit-fils, Jonas, apparaît comme le pur stéréotype du jeune européen de l’ouest de la fin du XXe siècle. Ce Berlinois queer aux ongles vernis débarque de Prague dans l’appartement d’Eva. Pour tromper la solitude de la soirée précédant les obsèques, il décide de convier une connaissance, qui viendra accompagnée de trois autres hommes. La soirée virera à la partouze gay en mode chemsex, mâtinée d’un débat sur la possibilité de vivre ouvertement sa sexualité sous un régime d’extrême droite – l’un des hommes travaillant pour le gouvernement et revendiquant être un « conservateur ».
D’Eva à Jonas, de la première femme à l’anti-prophète en fuite refusant la tâche divine qui lui a été confiée, et qui passe plusieurs jours dans le ventre d’un monstre marin, les prénoms des personnages sont lourds de sens. Leur caractère parabolique résonne avec l’ensemble de Parallax, qui travaille de façon directe et crue la question des identités, de celle que l’on revendique à celle qui nous constitue, en passant par celle dont on hérite ou à laquelle on nous assigne – le spectacle se nourrissant de l’écart entre ces positions. Au fil des trois séquences portées par l’intensité de jeu sans fard des comédiens, il s’agit bien pour Eva, Lena et Jonas d’énoncer leurs positions quant à leur identité juive, les traumas profonds liés à celle-ci, et la façon dont chacun choisit de s’en accommoder ou de s’en émanciper.
Formellement, le spectacle saisit et produit son effet par son hyperréalisme tenu, rigoureux, mais aussi intense lors de la partouze. Il y a chez Kornél Mundruczó une maîtrise des images. Qu’il s’agisse de celles filmées dans la première partie, où le dialogue entre Eva et Lena n’est accessible que par l’entremise de vidéos projetées de part et d’autre des parois fermant, un temps, l’accès à la cuisine, ou de celles faisant basculer le plateau dans un monde fantastique. À la fin de la première partie, quand Lena revendique « ne plus être une survivante, mais un être vivant » et que les deux femmes sont finalement parties à la cérémonie, une inondation touche l’appartement. Cette submersion n’a rien de réaliste : l’eau s’échappe par flots du climatiseur, du plafond et des placards pendant plusieurs minutes. Une image impressionnante, hypnotique, qui raconte possiblement le retour du refoulé, comme le trop-plein charrié par le dialogue entre Eva et Lena.
Et puis, il y a d’autres moments, moins maîtrisés ou trop appuyés. Outre le caractère un brin cliché de la partouze gay saupoudrée de diverses drogues, les échanges et positions qui se déplient dans les deuxième et troisième parties sont plus convenus, un peu trop esquissés aussi. Là où la profondeur du dialogue entre Eva et Lena déploie une réflexion passionnante sur l’héritage et la transmission des traumatismes, mais aussi sur le caractère générationnel de certains positionnements, la figure du jeune Jonas est assez caricaturale, tout comme la séquence finale de danse collective. Si ce moment se donne comme fantasmatique, il apparaît également comme une pirouette formelle permettant de boucler Parallax. Un Parallax qui ne tranche jamais, expose les paradoxes et arrangements personnels des protagonistes selon leur génération, leur histoire et le contexte politique dans lequel ils vivent. Mais que Jonas mette sa kippa – alors qu’il a déclaré juste avant ne pas se sentir juif – vaut comme une mise en doute de sa revendication totale à choisir lui-même son identité, en dehors de toute histoire familiale.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Parallax
Texte Kata Wéber, avec l’ensemble de l’équipe
Mise en scène Kornél Mundruczó / Proton Theatre
Avec Soma Boronkay, Emőke Kiss-Végh, Erik Major, Bence Mezei en alternance avec Csaba Molnár, Lili Monori, Roland Rába, Sándor Zsótér
Dramaturgie Soma Boronkay, Stefanie Carp
Scénographie Monika Pormale
Costumes Melinda Domán
Lumière András Éltető
Musique Asher Goldschmidt
Chorégraphie Csaba Molnár
Collaboratrice artistique, productrice Dóra Büki
Assistant à la mise en scène Soma Boronkay
Directeur technique András Éltető
Technicien lumières Zoltán Rigó
Techniciens son János Mazura
Accessoiriste Gergely Nagy
Cameraman Máté Takács, Mihály Teleki, Áron Farkas
Régisseur de scène Tamás Hódosy
Machiniste András Viczkó
Habilleuse Melinda DománProduction Proton Theatre – Budapest
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe ; Wiener Festwochen – Freie Republik Vienne ; Comédie
de Genève ; Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa ; HAU Hebbel am Ufer – Berlin ; Festival d’Athènes-Épidaure ; Festival d’Automne à Paris ; Maillon – Théâtre de Strasbourg /
scène européenne ; International Summer Festival Kampnagel – Hambourg ; Centre dramatique
national d’Orléans – Centre-Val de Loire ; La Bâtie – Festival de Genève
Avec le soutien de 220volt, Számlázz.hu, Minorities Talents&Casting, Danubius Hotels et du
Cercle Giorgio Strehler
En coréalisation avec le Festival d’Automne à ParisDurée : 1h50
Odéon – Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 10 au 18 octobre 2024
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