Au Festival d’Avignon, la metteuse en scène belge continue, avec Kingdom, de tracer sa belle route artistique, et mêle habilement cinéma et théâtre pour donner naissance à une saisissante éco-fable en milieu hostile.
Au soir de la première de Kingdom, une ombre a plané au-dessus de la Cour du Lycée Saint-Joseph. Alors que des trombes d’eau s’abattaient sur Avignon, les rumeurs d’annulation des spectacles de Nathalie Béasse au Cloître des Carmes et de Tiago Rodrigues dans la Cour d’honneur enflaient, faisant craindre le pire au public venu découvrir le travail d’Anne-Cécile Vandalem. Nonobstant quelques déserteurs, la majorité des festivaliers, trempés mais déterminés, ont fait preuve de résilience et de patience, et ont attendu une heure durant pour savoir à quelle sauce météorologique ils allaient être mangés. Une opiniâtreté qui s’est avérée payante. A l’image de La Cerisaie, maintenu, et contrairement à Ceux-qui-vont-contre-le-vent, annulé, le royaume de la metteuse en scène belge a pu ouvrir ses portes, et même se doter de ce supplément d’âme offert par les aléas climatiques. Bise frisquette et gouttes de pluie à l’appui, les spectateurs venaient de pénétrer, physiquement, en milieu hostile.
Car, pour clore sa trilogie sur l’échec temporel, sur la façon dont le futur ne peut plus rimer avec la promesse d’un monde meilleur, entamée avec Tristesses en 2016 et poursuivie avec Arctique en 2018, Anne-Cécile Vandalem ne s’est pas départie de l’ambiance de huis-clos nordique qui avait fait son succès. Bien au contraire. Derrière le mince cours d’eau qui délimite l’espace de jeu, au milieu de ces arbres propres à la taïga sibérienne, on croit même reconnaître les petites soeurs des cabanes de son premier opus, façon de boucler la boucle, avec un champ d’action qui, au fil des pièces, se ressert, jusqu’à en devenir étouffant. Après s’être installée sur une île en proie au populisme, puis dans les cales d’un paquebot à la dérive, la voilà qui ausculte ce qui peut déchirer et faire dévisser une famille.
Librement inspiré d’un documentaire et d’une exposition de Clément Cogitore, réunis sous le titre Braguino ou la communauté impossible, Kingdom est la parabole d’une utopie manquée. A l’initiative d’un patriarche un peu mégalo qui, s’il supportait encore la pauvreté de ses jours, ne pouvait plus endurer davantage celle de ses nuits, une famille a choisi, il y a plusieurs années, de plier bagages et de quitter l’Europe pour rejoindre les terres vierges de Sibérie, avec la ferme intention de dénicher dans la communion avec la nature ce que le monde des Hommes n’était plus en mesure de lui offrir. Au fil du temps, ses membres ont appris à maîtriser les éléments, aussi beaux et prometteurs que dangereux et pernicieux. Les trois générations qui se côtoient ont d’ailleurs dû faire quelques sacrifices au nom de ce royaume, de ceux qui hantent à vie, font naître des fantômes et dépasser le point de non-retour.
Aujourd’hui, ils se retrouvent sous l’objectif d’un réalisateur, bien décidé à tirer le meilleur profit de cette histoire hors norme. Sauf que, au-delà de ce récit de vie, se joue une guerre sans merci. Derrière la palissade, sont installés des voisins, devenus des ennemis. Alors que la première famille vit selon un mode animiste, les autres mènent grand train, selon une logique consumériste qui les a obligés à pactiser avec des braconniers, destructeurs en chefs de l’écosystème unique de la taïga sibérienne. Surtout, ils s’imposent comme un danger sourd, et posent une question de survie : de part et d’autre de la barrière, désormais érigée en frontière, chacun a son territoire, chacun le protège, et l’on devine que certaines choses du passé ne passent pas, sous le regard d’enfants fidèles ou en fuite, et de petits-enfants, défenseurs du modèle autarcique ou désireux d’aller découvrir l’ailleurs.
Leur menace se fait d’autant plus pressante, oppressante même, que ces voisins restent tapis dans l’ombre, tels des ennemis invisibles dont l’existence peut, au moins un temps, être mise en doute. En cela, Anne-Cécile Vandalem réussit avec brio là où elle sait y faire, dans cette mise sous tension très progressive, à pas lents, mais décidés, du plateau, pour faire frissonner de plus en plus intensément, y compris musicalement, à travers les compositions de Pierre Kissling et Vincent Cahay qui transforment l’environnement forestier en acteur sonore à part entière. Emerge alors une éco-fable en forme de thriller familial, où les zones d’appréciation bougent à mesure que la pièce avance. Chez la metteuse en scène belge, il n’y a ni méchants, ni gentils, mais plutôt un entre-deux mouvant, en nuances de gris, où le patriarche, en roi autoproclamé, semble prêt à tout pour conserver son royaume et faire perdurer, encore un peu, son rêve d’ores et déjà condamné.
Comme souvent, le dialogue qu’elle orchestre entre cinéma et théâtre se révèle impeccable, tant techniquement que dramaturgiquement. Là où il pouvait, parfois, dans Arctique, instaurer une certaine distance, l’usage de la vidéo se fait, cette fois, l’habile complément du théâtre, en donnant une vision sous le manteau des personnages, qui confère aux spectateurs une cruciale longueur d’avance. À ce titre, les quatre enfants présents au plateau livrent sans doute la prestation la plus spectaculaire. Incroyables d’aplomb, ils paraissent angéliques de loin, mais bien plus malins en gros plan, comme s’ils étaient déjà abîmés par cette vie, et, en même temps, seuls, désormais, à la défendre vraiment pour les bonnes causes, au nom de cette utopie qui, depuis toujours, les a bercés. A leur côté, le reste de la distribution est à l’avenant et chaque comédien donne tout le mystère, et la profondeur, qui sied aux personnages. S’il s’avère plutôt compliqué de s’attacher à eux, ils ont pourtant ce petit je-ne-sais-quoi un rien fascinant, ce brin de noirceur, sans doute, qui, toujours, éveille la curiosité, et réveille le début de cette 75e édition du Festival d’Avignon.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Kingdom
Texte et mise en scène Anne-Cécile Vandalem, librement inspiré de Braguino de Clément Cogitore
Avec Arnaud Botman, Laurent Caron, Philippe Grand’Henry, Épona Guillaume, Zoé Kovacs, et Federico D’Ambrosio, Leonor Malamatenios (équipe de réalisation), et les enfants en alternance Juliette Goossens/Ida Mühleck, Lea Swaeles/Léonie Chaidron, Isaac Mathot/Noa Staes, Daryna Melnyk/Eulalie Poucet, et les chiens Ice et Oméga
Dramaturgie Sarah Seignobosc
Musique Vincent Cahay, Pierre Kissling
Scénographie Ruimtevaarders
Lumière Amélie Géhin
Son Antoine Bourgain
Vidéo Frédéric Nicaise
Direction de la photographie Federico D’Ambrosio
Costumes Laurence Hermant
Maquillage Sophie Carlier
Assistanat à la mise en scène Pauline Ringeade et Mahlia TheismannProduction Das Fraülein [Kompanie]
Coproduction Théâtre de Liège, Festival d’Avignon, Théâtre national Wallonie-Bruxelles, Odéon – Théâtre de l’Europe, Le Volcan Scène nationale du Havre, Théâtre du Nord, Théâtre de Lorient, Théâtres de la ville de Luxembourg, Théâtre de Namur, Le Quai CDN Angers, Les Célestins Théâtre de Lyon, Maison de la Culture de Tournai, La Coop asbl & Shelter Prod (Bruxelles)
Avec le soutien de Taxshelter.be, ING, tax-shelter du gouvernement fédéral belge, Wallonie-Bruxelles International, Fédération Wallonie-Bruxelles service théâtre, Loterie nationale
Avec l’aide des ateliers du Théâtre de Liège et des ateliers du Théâtre national de Bruxelles pour la confection des décors et des ateliers du Théâtre national Wallonie-Bruxelles pour la confection des costumes.Kingdom de Anne-Cécile Vandalem est publié chez Actes-Sud Papiers.
Durée : 1h40
Festival d’Avignon
Cour du Lycée Saint-Joseph
du 6 au 14 juillet 2021Théâtre de Liège
du 24 septembre au 1er octobreThéâtre national Wallonie-Bruxelles
du 7 au 14 octobreThéâtre du Nord, Lille
du 19 au 22 octobreMaison de la Culture de Tournai
les 27 et 28 octobreLe Quai – CDN d’Angers
du 10 au 13 novembreThéâtre de Lorient
les 18 et 19 novembreThéâtre de Namur
du 20 au 22 janvier 2022Théâtres de la ville de Luxembourg
les 28 et 29 janvierLe Volcan, Scène nationale du Havre
les 9 et 10 marsLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 30 mars au 3 avrilFestival Internationale Neue Dramatik Schaubühne, Berlin
les 9 et 10 avrilLe Tangram Scène nationale d’Évreux
les 29 et 30 avrilOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 10 au 29 mai
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