Après Le Massacre du printemps qui empoignait avec une vitalité revigorante la maladie, la fin de vie et le hiatus vertigineux entre patients, aidants et soignants, Elsa Granat poursuit son exploration théâtrale du côté de la vieillesse, de la démence et de la mort avec une version bouleversante et revitalisante du Roi Lear.
Une pelouse synthétique recouvre le plateau. Inerte et sans vie, tondu ras, ce gazon ne poussera pas, la nature ne reprendra pas ses droits sous les talons tranchants d’une famille au bord de l’implosion. Mais la nature humaine, imprévisible, violente, tendre et bestiale, capable du pire comme du meilleur, oui. Comme dans Le Massacre du Printemps, précédente création d’Elsa Granat et de la compagnie Tout Un Ciel, c’est un jardin « civilisé », avec fausses fleurs en pot et chaises empilables qui fait office de décor fleurant bon l’artifice. Bienvenue dans la civilisation du plastique et des mariages en kit.
Ce tapis de verdure qui n’a d’odeur que celle des pieds qui le foulent laissera place dans la seconde partie à la moquette terne et impersonnelle d’un EPAHD, à ses chaises copie conforme, sa machine à café muette, tout un environnement propret, au mobilier homologué et bien intentionné, aux normes d’accessibilité et de sécurité. En un mot, pratique. Mais tellement inesthétique, laid à pleurer, dépourvu d’âme, désespérant de vacuité. Même les ballons multicolores et les chapeaux pointus sortis pour l’anniversaire d’une résidente échouent à mettre du baume au cœur à ses habitants. Mais quelle comédie se joue-t-on entre ses murs ? La prise en charge des personnes âgées dépendantes. Ces EHPAD où l’on parque les vieux, passé un certain seuil. Un de ces établissements où s’arrime notre “Roi Lear”, épave rejetée par le monde des biens portants, des forces vives, des jeunes actifs. Comment en est-on arrivé là ? A faire de la mort un tel repoussoir. A être aussi peu capable de l’intégrer pleinement à ce qui constitue l’expérience de vivre.
Lear a trois filles, devenues femmes. Le jour du mariage de sa cadette, il fait un malaise et quand il retrouve ses esprits, perd la raison dans le même mouvement. Point de non-retour. Début d’une lente dégénérescence, la mort en ligne de mire. C’est tout l’équilibre de la famille qui bascule face à la fiction dans laquelle semble tomber ce vieil homme. Ce père à peine remis de son évanouissement décide instamment de partager son royaume entre ses filles, mu par une urgence de legs que lui seul connaît. Le pressentiment de sa mort imminente ? Stupeur générale. Quel est ce royaume dont il serait le roi déchu ? Quelle est cette langue toute neuve ou plutôt datée dans laquelle il s’exprime subitement ?
Ce qui est délectable dans l’écriture d’Elsa Granat, c’est qu’elle laisse toujours les portes du sens grandes ouvertes, n’impose rien, propose des pistes, se méfie des vérités toutes faites. Elle explore, armée de son intuition et de sa propre histoire, elle questionne dans le feu de l’action et le concret du plateau, elle met en commun avec ses interprètes les réflexions qui l’animent, ses révoltes intimes, son observation lucide du monde qui l’entoure, son goût de la franchise et du parler vrai. Si sa langue tourne autour de son sujet, c’est pour mieux l’envisager sous différents angles, soulever au fur et à mesure ses couches, pas pour tourner autour du pot.
L’histoire du Roi Lear, on la connaît, le point de départ du moins. Et il n’est pas question ici d’adapter la pièce à la lettre ni de la dépoussiérer, formule quelque peu galvaudée – Shakespeare ne prend pas la poussière – mais il s’agit bien de harponner les motifs à l’œuvre dans cette pièce-monument du répertoire théâtral classique et de les frictionner aux thématiques qui portent et importent à la metteuse en scène. Epaulée par sa fidèle dramaturge Laure Grisinger, elle confronte la langue élisabéthaine avec nos parlures d’aujourd’hui mais pas seulement, elle entrechoque dans une temporalité unifiée, celle du plateau, les liens d’amour, de sang, les modus vivendi propres à chaque époque. Ce faisant, elle entre dans la fissure, la zone de béance, de déliaison, d’incommunicabilité, d’incompréhension, entre les civilisations, les générations, les langues, et déterre les enjeux de filiation, que ce soit au niveau de la cellule familiale mais aussi de l’héritage théâtral.
Le théâtre d’Elsa Granat soulève le gazon et gratte la terre, il est chargé de colère et nourri d’empathie, il traque le grotesque et le tragique en même temps, va chercher la nature humaine par la peau du cou pour qu’elle, au moins elle, reprenne ses droits dans ce vaste méli-mélo de faux-semblants, ce trompe-l’œil et trompe la mort que constituent nos établissements spécialisés où s’enterrent avant l’heure ceux que l’on désigne par des périphrases, les seniors, le 3ème âge.
Le théâtre d’Elsa Granat est révolté, plein de rage et de désespoir. Mais il bataille, il brûle, il festoie et brille, plein de panache et d’éclat, il dessille nos regards, nous force à voir la réalité en face sans jamais être donneur de leçons, il n’est pas réaliste mais s’empare de nos vies, de ce bain dans lequel nous barbotons en essayant à tout prix de ne pas nous noyer, ce bain qu’on appelle société, ce hors champs permanent qui ne se montre pas toujours à visage découvert mais impacte nos institutions, notre fonctionnement global et individuel, s’immisce jusque dans nos liens, ce système dans lequel on s’asphyxie et qu’on nomme capitalisme et qui parvient, si on n’y prend gare, à nous confondre dans notre humanité même. Incarné avec fougue et unité par une distribution époustouflante qui intègre dans sa matrice cinq interprètes amateurs, ce spectacle désobéissant et mal élevé, éructe et tempête, chante, danse, délire, s’apaise. Et opère comme un rite chamanique cathartique. Par les rires et les larmes qu’il nous tire, par le remue-ménage qu’il génère, on en sort comme lavé, le regard renouvelé, l’énergie revitalisée. Peut-être un effet collatéral du EGS (le “Elsa Granat Syndrome”) ? Libérateur et réconciliant, tout simplement.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
King Lear Syndrome
Avec Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Elsa Granat, Clara Guipont, Laurent Huon, Bernadette Le Saché, Édith Proust, Hélène Rencurel ET cinq interprètes amateurs
DRAMATURGIE Laure Grisinger
SCÉNOGRAPHIE Suzanne Barbaud
LUMIÈRE Lila Meynard
SON John M. Warts
RECHERCHE MUSICALE Antony Cochin, Elsa Granat
COSTUMES Marion Moinet
ASSISTANAT À LA MISE EN SCENE Jeanne Bred
RÉGIE GÉNÉRALE Quentin Maudet
Administration, production, diffusion Agathe Perrault, Camille Bard, Jessica Pinhomme
Production Compagnie Tout Un Ciel
Coproduction Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Théâtre des Îlets — CDN de Montluçon ; région Auvergne-Rhône-Alpes ; Théâtre de l’Union, centre dramatique national du Limousin ; du Théâtre de Brétigny, scène conventionnée Arts et Humanité
durée estimée : 3h15 avec entracteTGP Saint Denis
Du 19 janvier au 4 février 2022
du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h et dimanche à 15h30
relâche le mardiTGP Saint Denis
du 20 au 29 janvier 2023Le 2 février 2023
Le Théâtre, scène nationale, MâconLes 7 et 8 février 2023
Centre dramatique national de Normandie-Rouen
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