Au Théâtre de la Colline, la dramaturge québécoise Stéphanie Jasmin entremêle le vécu de sa grand-mère et les Dix commandements pour une vie heureuse de la journaliste américaine pour composer le monologue d’une femme qui, à l’aide de sa voix intérieure, fait voler en éclats les injonctions sociales au bonheur.
Aux yeux de nombreuses femmes, et de quelques hommes, de la première moitié du XXe siècle, Dorothy Dix avait sans doute l’aura d’une prophétesse. Aujourd’hui largement tombée dans l’oubli, cette journaliste américaine a, pendant plus de cinquante ans, animé une chronique « conseils de vie », jusqu’à s’imposer comme la papesse du genre. Publiée dans 273 journaux à travers le monde, lue par près de 60 millions de personnes, Elizabeth Meriwether Gilmer, de son vrai nom, recevait, au sommet de sa gloire, dans les années 1940, plus de 1 000 lettres de lectrices et lecteurs par jour, toutes et tous avides de ses précieuses recommandations pour réussir leur vie conjugale, faire fructifier leur carrière, mais aussi bien éduquer leurs enfants. Prêchant ce qu’elle appelait elle-même « l’évangile du bon sens » avec son expérience personnelle pour seul fondement théorique, cette influenceuse avant l’heure, appréciée pour sa franchise, a, parmi ses nombreuses contributions, enfanté d’un article resté plus célèbre que d’autres, Ten dictates for a Happy Life (Dix commandements pour une vie heureuse).
Matricée par une vision que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui d’arrière-garde, cette recette miracle imposait la responsabilité individuelle comme clef de l’accession au bonheur. Rédigée plus particulièrement à l’attention des femmes, elle les enjoignait, pêle-mêle, à décider d’être heureuses, à tirer le meilleur de leur situation, à ne pas se prendre trop au sérieux, à ne pas prendre les autres trop au sérieux, à ne pas s’inquiéter, à ne pas nourrir d’inimités et de rancunes, à rester en mouvement, à ne pas revenir sur le passé, à faire quelque chose pour quelqu’un de moins chanceux qu’elles et à rester occupées. Sous ses airs de méthode Coué, cette litanie d’enseignements a, à l’époque, rencontré un franc succès, y compris auprès de la grand-mère de Stéphanie Jasmin. En la mêlant au souvenir, et au vécu, de son aïeule – cette femme « toujours aimable, bienveillante et souriante » qui, au soir de sa vie, devant le spectacle affligeant de son mari batifolant dans les vagues lâcha un discret « Tout ça pour ça » –, l’autrice a bâti le monologue d’une femme qui aurait intégré l’ensemble de ces conseils pour cadrer son existence.
En ressort un récit plus fragmentaire que linéaire où des anecdotes de vie, prélevées à différents âges, viennent répondre aux injonctions de Dorothy. Charriées par un flux de conscience woolfien, elles laissent émerger cette petite voix intérieure trop longtemps tue, celle qui dessine, en creux, le carcan social imposé aux femmes. Se devine alors le combat intime qui oppose l’impérieux bonheur de façade, cher à la journaliste américaine, et les tourments profonds qui, quoi qu’on y fasse, et même s’il convient de les dissimuler, forgent l’existence. Derrière « le visage du bonheur », dessiné, de façon immuable, à 100 ans révolus, grâce au maquillage, affleurent la difficulté à être mère de sept enfants, le suicide de ce frère que l’on a délaissé, le mariage comme « fin de l’histoire », mais aussi ces quelques occasions amoureuses manquées, ce désir de vivre vraiment que l’on a fait taire, jusqu’à l’éteindre complètement. Mus par la voix d’une seule femme, ces fragments donnent pourtant l’impression d’exprimer le ressenti d’une multitude, tant ils réussissent à tendre, à intervalles réguliers, vers une certaine universalité.
D’autant que, seule au plateau, Julie Le Breton endosse subtilement ces flux et ces reflux existentiels et temporels. A proximité d’un rocher aux couches sédimentaires bien visibles, longeant les bords d’une plage de la côte Est américaine, dont les images défilent derrière elle à l’aide de trois écrans, la comédienne glisse d’intonation en intonation et d’attitude en attitude pour laisser s’exprimer tout à la fois, et sans à-coup, la jeune fille et la femme d’âge mûr, la lassitude et la colère, le regret et la résignation. Intense et varié, sa performance tranche nettement avec la mise en scène figée de Denis Marleau qui donne parfois la sensation de mettre le texte de Stéphanie Jasmin sous cloche plutôt que de chercher à en révéler toutes les facettes. Qu’importe, serait-on presque tenté de dire, tant la force de cette femme aux mille visages réussit, malgré tout, à nous parvenir. Cette même force qui lui permet, in extremis, de défier l’oracle de Dorothy Dix, de faire voler son carcan en éclats, et d’asséner : « vous vous trompez Dorothy Dix, je ne suis pas responsable de mon bonheur (…) le bonheur n’est pas un projet de vie Dorothy Dix, ce sont les moments de joie qui m’ont fait vivre, qui n’ont cessé de m’étonner, ma vie n’était pas si mal en fin de compte, ni tragique ni héroïque mais simplement ma vie ».
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les dix commandements de Dorothy Dix
Texte, vidéo et scénographie Stéphanie Jasmin
Mise en scène Denis Marleau
Avec Julie Le Breton
Assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard
Lumières Étienne Boucher
Musique originale Denis Gougeon
Costumes Linda Brunelle
Coiffure et maquillage Sylvie Rolland Provost
Diffusion et montage vidéo Pierre Laniel
Design et régie son François Thibault
Régie lumière et vidéo Marguerite Hudon
Assistanat au décor Marine Plasse
Assistanat aux costumes Marie-Audrey JacquesProduction UBU compagnie de création
Coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre Espace GO
UBU est soutenue par le Conseil des arts et des lettres du Québec, le Conseil des arts du Canada et le Conseil des arts de Montréal.
Les dix commandements de Dorothy Dix est publié aux Éditions Somme Toute, Montréal.Durée : 1h15
La Colline, Paris
du 7 au 26 juin 2022
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