Au Théâtre du Rond-Point, Salomé Lelouche ne parvient pas à renouer avec l’acuité grinçante du film de Ruben Östlund.
La photographie était belle, très belle, trop, sans doute, pour être tout à fait honnête. En vacances dans une station de ski des Alpes françaises, Ebba, Tomas et leurs deux enfants vivent le parfait séjour, entre hôtel de luxe et pistes plus ou moins pentues. Quand, à la faveur d’un déjeuner ensoleillé, une avalanche se déclenche. Alors que l’amas de neige paraît fondre tout droit sur la terrasse du restaurant où la famille parfaite est installée, le père, pris de panique, abandonne femme et rejetons pour courir se mettre à l’abri. Une couardise qui vire au ridicule lorsque le déferlement neigeux accouche d’une souris : contrôlée, l’avalanche s’arrête juste à temps et recouvre tout juste les tables d’un peu de poudreuse. Certains aurait pu prendre le parti de rire de cette lâcheté matinée d’égoïsme, mais elle a sur Ebba l’effet d’un détonateur. Secouée par l’événement, et par le manque de courage de son mari qui perd ses galons de mâle héroïque, et protecteur, elle remet progressivement tout en cause et en perspective, et place sa famille, à commencer par Tomas, face au mur d’illusions qu’elle avait patiemment construit.
Dans l’adaptation qu’ils livrent du film de Ruben Östlund – auréolé du Prix du Jury lors de la présentation au Festival de Cannes 2014 dans la section Un certain regard –, Jeanne Le Guillou et Bruno Dega choisissent d’invisibiliser cet épisode fondateur, mais aussi d’en faire un révélateur davantage qu’un détonateur. Chez eux, Eva et Thomas semblaient, bien avant l’avalanche, déjà vivre de part et d’autre d’une faille qui n’attendait, en réalité, que la bonne occasion pour s’élargir, et tenter de définitivement les séparer. Dans le regard de leur amie Johanna, et de son amant d’un séjour, Niels, conviés pour le dîner, ils apparaissent, au-delà de l’événement pseudo-traumatique qu’ils viennent de vivre, dans toutes leurs fragilités genrées : lui en père absent et obnubilé par son travail ; elle en épouse délaissée et pieds et poings liés à ses enfants. L’exact opposé de Niels et Johanna qui, de leur côté, vivent, lui en père dévoué à son fils trisomique et elle en femme libérée et croqueuse d’hommes dès que l’occasion se présente.
Apparemment insignifiant, ce micro-décalage enraye, dans les faits, la mécanique imaginée par le réalisateur suédois et lui ôte une bonne part de sa curiosité mordante. Quand Snow Therapy s’impose comme un vrai-faux huis-clos habilement mis sous tension par l’émergence d’un soupçon de facticité généralisée, Snow Thérapie s’enferre dans un surplace assez vain et gentiment ennuyeux. Handicapée par des dialogues un peu faiblards, pétris de bien-pensance et de didactisme, l’adaptation de Jeanne Le Guillou et Bruno Dega peine à faire monter la pression, et à faire émerger ces forces intimes qui, peu à peu, transforment les personnages imaginés par Ruben Östlund, en faisant travailler leur poutre intérieure. Loin de renouer avec l’acuité grinçante de son aînée cinématographique, cette version théâtrale se cantonne alors à la surface des êtres, des maux, des représentations et des choses, et dégage une légère impression d’artificialité.
D’autant que, dans sa mise en scène, Salomé Lelouche ne lésine sur aucun effet. Au lieu de chercher à creuser aux tréfonds des individus, elle se concentre sur l’habillage scénique. Lestée par un décor particulièrement imposant, elle enferme son spectacle dans un séquençage scolaire, dopé aux lumières criardes et à la musique déjà maintes fois entendue, et lui impose un faux rythme plus lassant que dynamisant. Au passage, l’artiste sacrifie sa direction d’acteurs, et ses deux duos se retrouvent, contre toute attente, à jouer à front renversé. Tandis que Ludivine de Chastenet et David Talbot donnent surface et consistance à Johanna et Niels, Julie Depardieu et Alex Lutz paraissent plus à la peine, voire désorientés, dans le rôle du couple clef. La première dans son incapacité à mettre au jour le mal-être brûlant qui assaille Eva, et le second dans sa façon de rester coincé dans cette position entre deux eaux d’où Thomas finira par sortir. Transparents, ils flottent dans les habits de personnages que Jeanne Le Guillou et Bruno Dega ont peiné à leur tailler sur-mesure, et font bien pâle figure en regard du pas de deux cruel qu’avaient su offrir en leur temps Lisa Loven Kongsli et Johannes Kuhnke.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Snow Thérapie
de Ruben Östlund
Adaptation Jeanne Le Guillou, Bruno Dega
Mise en scène Salomé Lelouch
Avec Alex Lutz, Julie Depardieu, Ludivine de Chastenet, David Talbot, Claire Olier, Corentin Calmé
Direction musicale Antoine Sahler
Assistanat à la mise en scène Jessica Berthe
Scénographie Natacha Markoff
Costumes Isabelle Mathieu
Création Lumières Jean-Luc Chanonat, assisté de Sean SeagoProduction Arnaud Bertrand — 984 Productions
Coproduction ADLTV
Coréalisation Théâtre du Rond-PointRuben Östlund est représenté dans les pays de langue française par MCR en accord avec Nordiska ApS – Copenhagen.
Durée : 1h15
Théâtre du Rond-Point, Paris
du 20 au 24 avril 2022
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