Julia Vidit explore notre utilisation de notre temps libre, entre injonctions familiales, omniprésence du travail et introspection personnelle, dans une comédie qui oscille entre malice et absurdité, mais qui peine pourtant à déployer toute son efficacité.
C’est le tic-tac d’une horloge qui nous accueille au Théâtre 14, où la directrice de la Manufacture (CDN de Nancy) présente la re-création de sa pièce montée en 2021 en faisant appel au texte de Marilyn Mattei et en interprétant elle-même le rôle de la mère de famille. Car le temps sera posé au centre du propos : trouver du temps, oui mais pour en faire quoi ?
Nous sommes plongés dans le huis clos d’un salon sans âme, un appartement témoin en chantier perpétuel que les propriétaires n’ont pas eu le temps de faire les finitions. Une anomalie dissone cependant : un trou noir, béant, creuse en trompe l’œil le coin gauche du salon. Une absence de décors qui évoque la disparition du fils de la famille et qui désigne l’entrée du couloir en direction de sa chambre où le jeune garçon est prostré et vers où tous les personnages vont tendre leurs efforts. Car la vie millimétrée de cette famille débordée, embarquée dans la grande lessiveuse du quotidien, vole en éclats lorsqu’une faille temporelle fait irruption : une heure a disparu de leur existence, une heure manque au cadran de l’horloge. Chaque membre de la famille va alors réagir à sa manière. La mère ne veut plus retourner travailler, le père ne pense plus qu’à la mort. Le fils, Antoine, 23 ans, décide de s’enfermer dans sa chambre et de ne plus jamais en sortir, au grand désespoir de ses parents qui tentent par tous les moyens de maintenir le dialogue avec lui.
Si on nous promet une comédie, avec des allez-retours enlevés dignes du théâtre de boulevard, ne vous méprenez pas : décaper les intérieurs des salons bourgeois, Julia Vidit en a l’habitude, comme dans Illusions, d’Ivan Viripaev ou dans C’est comme ça (si vous voulez) de Pirandello où elle a su démontrer une certaine adresse dans le maniement des comédies grinçantes qui tendent vers l’absurde. Car si les parents ont pensé à une crise post-adolescente passagère, ils sont en réalité confrontés au grondement d’une génération entière qui refuse de refaire le monde. Tels des Bartelby (Herman Melville) ou des Oblomov (Ivan Gontcharov) en puissance, c’est toute une jeunesse qui, dans un mouvement planétaire de renoncement, fait naître le #pourquoifaire?, symptôme d’une génération confrontée au déclin d’un monde, à une catastrophe climatique à venir. Les jeunes de 20 à 27 ans décident ainsi de se retirer, de ne plus se former, de ne plus travailler, de ne plus participer à un avenir auquel ils ne croient plus.
Ainsi, la pièce est placée sous le sceau de l’empêchement. Empêchement de la création qui s’est vue confrontée à la pandémie de Covid-19 et ses successifs confinements. Période où notre rapport au temps a été fortement distendu et où chacun a vécu ces minutes sous cloche de manière disparate. Empêchement du récit ensuite, qui gravite en spirale autour de quatre actes construits en miroir. Empêchement de la langue aussi, composée de phrases lapidaires et nominatives. Empêchement des corps finalement, qui s’articulent comme aimantés autour de ce canapé, centre névralgique d’une vie de couple affalée, où l’on mange les mêmes pizzas en boucle, où l’on télétravaille, et même où l’on fait l’amour.
Mais pour pouvoir ne rien faire, comme ces jeunes adeptes de la slow life, il faut que quelqu’un fasse à leur place. C’est ainsi qu’Antoine se fait livrer tous les soirs son repas dans sa chambre grâce à une livreuse à vélo. Celle-ci semble étrangement résister à l’épidémie d’aboulie et pédale à toute vitesse dans la ville avec un rêve en tête, celui de devenir comédienne. À force de livrer chaque jour son repas au jeune homme qui refuse de quitter sa chambre, elle va s’instituer messagère, comme un trait d’union entre le garçon et ses parents.
C’est ainsi, dans une métaphore assez appuyée, qu’en l’entendant déclamer le monologue de Treplev dans La Mouette (Tchekov) sur le seuil de sa chambre, Antoine va entrouvrir sa porte et revenir à la vie. Sans être explicite, la mise en abîme nous renvoie à notre propre statut : le spectateur de théâtre, n’est-il pas celui qui accepte de dédier une heure de sa journée non à la consommation matérielle, ni au travail, mais à autre chose, à un endroit où réside l’espoir ?
La parabole aurait pu être appréciée, mais elle semble malheureusement assez catégorique, portée par une langue qui peine à nuancer le propos, empêtrée au milieu d’effets de répétition qui n’arrivent pas à révéler leurs effets comiques, ne bénéficient pas encore d’un rythme assez acéré pour être réellement efficaces. Si Pour quoi faire ? jouit d’une mise en scène et d’une scénographie léchée, il semble que Julia Vidit a su démontrer par le passé un maniement plus subtil du comique grinçant et de l’absurde.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Pour quoi faire ?
Marilyn Mattei
en langue françaiseAvec Camille Seitz, Hassam Ghancy et Julia Vidit
mise en scène – Julia Vidit
scénographie – Thibaut Fack
costumes – Éléonore Daniaud
son – Bernard Valléry
production Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy
coproduction Scènes et Territoires, Théâtre du Centaure
résidence de création MPT-Maison Pour Tous de Pagny-sur-Moselle
avec le soutien de la Communauté de Communes du Bassin de Pont-à-Mousson
Durée : 1h15
Théâtre 14 Paris
du 14 novembre au 2 décembre 2023
Mardi, mercredi et vendredi à 20h
Jeudi à 19h
Samedi à 16h
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