Au Théâtre de Belleville, Jules Audry plonge l’ultime pièce du dramaturge britannique dans un bain bouillonnant, mélange de réalisme absurde et d’onirisme terrifiant. Un spectacle prometteur à bien des égards.
Comme souvent chez Harold Pinter, Célébration s’ouvre sur une situation somme toute assez banale. Dans un restaurant londonien – ou européen, selon le metteur en scène Jules Audry qui se plaît à ajouter des chansons italiennes en fond sonore, histoire de brouiller les pistes – trois couples, installés à deux tables différentes, célèbrent leur réussite. Néo-bourgeois patentés, ils évoluent dans les hautes sphères de la société, les hommes en tant que banquiers ou conseillers en stratégie, les femmes dans des ONG de premier rang. En compagnie du frère du premier, Matt, et de la sœur de la seconde, Prue, eux-mêmes en ménage, Lambert et Julie fêtent leur anniversaire de mariage, quand Russell et Suki, attablés non loin de là, se réjouissent de la promotion de Monsieur. Tout semble aller bon train, donc, pour ces « happy few » de nos sociétés contemporaines, sauf que le lieu exerce sur eux une étrange pression.
Hanté par un trio d’employés au comportement un peu louche, dont un serveur qui ne cesse de vouloir parler de son grand-père fantasmé – jouant notamment aux cartes avec Mussolini et Churchill -, le restaurant agit comme un révélateur de vérité, coincée sous l’épaisse couche de faux-semblants sociaux. Entre la poire et le fromage, se découvre un mal-être collectif surgi des tréfonds du passé. Pendant que Suki reproche à son mari son aventure d’un soir avec une secrétaire et fait la liste de ces fois où, dans sa jeunesse, elle a couché avec des hommes « derrière les fichiers », Lambert raconte son seul vrai coup de cœur amoureux pour une femme qui n’est aujourd’hui pas la sienne.
Entre eux, les répliques fusent, frottent, s’entrechoquent. Personne ne s’écoute, mais tout le monde se déverse, comme si l’heure de la libération intime avait enfin sonné. Comme toujours chez Pinter, l’important se niche davantage dans les non-dits que dans les phrases prononcées, qui ne sont que la partie émergée d’un iceberg existentiel à la composition douloureuse.Sans chercher à percer tout le mystère d’un texte qui doit garder une part d’ombre, Jules Audry construit des ponts, sous forme d’intermèdes, pour guider le spectateur dans cette dramaturgie labyrinthique. Grâce à sa fine compréhension des enjeux pinteriens, matinée d’ironie cruelle, sa lecture est un coup de maître, capable de créer un bain bouillonnant, mélange de réalisme absurde et d’onirisme terrifiant.
D’abord surprenante, car inhabituelle, sa direction d’acteurs expressionniste trouve tout son sens à mesure que la pièce avance. Poussés dans le rouge dès lors qu’ils s’expriment, les comédiens de l’École des Enfants Terribles, particulièrement convaincants, font de leurs personnages des automates, bons à recracher des discours prémâchés, à afficher un sourire de façade qui cache un terrible malaise. Leurs seuls moments de vérité – hormis pour le serveur qui la fait advenir grâce à son discours poétique – procèdent de leur expression corporelle. Aux moments où les bouches se referment, les corps s’ouvrent pour traduire les désirs profonds, les amours inassouvis, les blessures enfouies. Esthétiquement soignés par Jules Audry, ces interludes font toute la beauté, sensible, du spectacle, et donnent lieu à des images – la danse adultère, la dispersion des cendres du grand-père… – à la délicatesse riche de promesses.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Célébration
de Harold Pinter
Texte français Jean Pavans
Mise en scène Jules Audry
Avec Quentin Dassy, Francesca Diprima, Léa Fratta, Faustine Koziel, Orane Pelletier, Garion Raygade, Ulysse Reynaud, Marco Santos et Florence Vidal
Création lumière François Duguest
Collaboration artistique Anne-Sophie Lombard
Production Bloom 170, Anne-Sophie LombardDurée : 1h
Théâtre de Belleville, Paris
Du 5 au 28 avril 2019
Un immense bravo pour cette pièce cruelle et ambiguë. J’ai admiré le jeu, les expressions, les attitudes des comédiens, tous justes (mais décalés), la mise en scène moderne et expressionniste, l’ambiance inquiétante, l’énergie et le rythme apportés au texte. Et la farine!