Avec Joueurs, Mao II, Les Noms, Julien Gosselin confirme sa place de jeune prodige du théâtre européen. Spectacle-monstre d’une dizaine d’heures, à la maîtrise scénique renversante, il offre une magistrale plongée dans l’univers intellectuellement stimulant du romancier américain.
Julien Gosselin est un ogre théâtral, capable de croquer des monuments littéraires, de les absorber pour les transformer en spectacles monde, rares, bouleversants. Après Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq et 2666 de Roberto Bolaño, le tout jeune metteur en scène et sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur se sont attaqués à l’univers aussi complexe qu’exigeant de Don DeLillo. Non content d’adapter un seul roman de l’écrivain américain, Julien Gosselin en a sélectionné trois – Joueurs, Mao II, Les Noms – qu’il assemble et imbrique dans un spectacle-fleuve, long d’une dizaine d’heures, avec des intermèdes musicaux ou littéraires en guise d’entractes officieux. Dix heures d’une épopée magistrale comme seul le Festival d’Avignon en a le secret.
De New-York à Beyrouth, de Toronto à Athènes, des années 1970 aux années 1990, c’est tout un pan du monde que Don DeLillo convoque, scrute et ausculte dans ses trois romans. Apparemment distincts, adaptés en trois parties autonomes, ils trouvent grâce à la fulgurance intellectuelle de Julien Gosselin une incroyable cohérence, celle d’une histoire du terrorisme dans ce qu’il a de plus intime. Telles les pièces d’un même symbole qui attendent d’être unifiées pour délivrer leur pouvoir, les intrigues s’entremêlent brique par brique, fragment de vie par fragment de vie, jusqu’à former une fresque théâtralement renversante.
A chaque fois, le rapprochement avec les mouvements terroristes, qu’ils soient politiques, religieux ou sectaires, est le fruit d’une déréliction personnelle, d’un futur obéré par des tourments intimes. Dans Joueurs, c’est l’ennui du couple qui propulse un trader new-yorkais d’une radicalité à l’autre, du libéralisme financier à tous crins à la lutte armée d’un groupe d’extrême-gauche ; dans Mao II, c’est le manque d’inspiration d’un écrivain, stimulé par l’autarcie, qui le pousse à devenir l’otage consentant d’une mouvance terroriste moyen-orientale ; dans Les Noms, c’est la déperdition intime d’un homme esseulé qui le conduit sur les traces d’une secte violente sacrifiant ses victimes en fonction de leurs initiales, sur l’autel d’un culte voué à l’alphabet. A l’instar de la société médiatique qui est tout aussi friande de son côté événementiel, et encourage par là même le monstre qu’elle combat, le terrorisme exerce sur chacun des personnages une forme de fascination. Elle leur fournit une énergie vitale que leur vie trop plate, trop morne, trop terne n’était plus en mesure de leur offrir. Tel le relais d’une existence qui s’était égarée dans des carrières, des fêtes et des dîners devenus sans saveur.
Comme pour mieux pénétrer au cœur de leur psyché, Julien Gosselin pousse, encore davantage que dans 2666, les feux de l’utilisation de la vidéo. Quasiment omniprésente, exception faite de la dernière heure radicalement théâtrale, dirigée d’une main de maître par Jérémie Bernaert et Pierre Martin, elle transforme le spectacle en un immense tourbillon visuel, où la musique électro live de Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde fait office de catalyseur d’expérience. Dans une esthétique léchée que Jean-Luc Godard ne renierait pas, nourrie aux gimmicks anciens – les plus fidèles spectateurs de Gosselin pourront reconnaître certains leitmotivs, notamment typographiques, de ses précédents spectacles – elle s’auto-renouvelle en même temps qu’elle se génère et opère des ruptures formelles qui en font toute la saveur et la dynamique. Une audace que seul le génie scénographique d’Hubert Colas était en mesure de soutenir. Entièrement modulable, conçu comme un ensemble vertical tout de verre et de rideaux vêtu, son espace scénique protéiforme subjugue par son soucis du détail. Allié à la précision des costumes de Caroline Tavernier, il transporte d’un bout à l’autre du globe grâce à des accessoires immédiatement identifiables qui agissent comme autant de solutions dramaturgiques.
Dans ce magnifique écrin, portés par la langue de Don DeLillo – que Julien Gosselin se plait à magnifier en l’inscrivant parfois en surtitres – les comédiens de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur s’imposent, une nouvelle fois, comme le pilier central de ce spectacle. D’époque en d’époque, de lieu en lieu, de rôle en rôle, ils se fondent avec une imperturbable aisance dans la peau de chacun de leurs personnages et jouent avec la caméra comme un précieux allié, ami-ennemi qui ne leur accorde aucun droit à l’erreur. Loin de s’en servir comme d’un vulgaire cache-misère, ils l’utilisent comme un outil au service de leur performance, dont ils savent aussi se passer pour occuper, en solitaire, un plateau à nu, comme l’ultime tableau du spectacle le prouve. Plongée dans la pensée métaphysique, un brin hermétique, de Don DeLillo, il donne à voir une compagnie réunie qui, à bout de forces, mène une bataille contre un langage fuyant, se dérobant à mesure qu’ils l’utilisent. Comme un adieu en forme d’apothéose.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Joueurs, Mao II, Les Noms
Avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence VandeveldeTexte Don DeLillo
Traduction Marianne Véron
Adaptation et mise en scène Julien Gosselin
Scénographie Hubert Colas
Lumière Nicolas Joubert
Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin
Musique Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Son Julien Feryn
Costumes Caroline Tavernier
Assistanat à la mise en scène Kaspar Tainturier- FinkProduction Si vous pouviez lécher mon coeur
Coproduction Festival d’Avignon, Kaidong coopération franco-taiwanaise pour les arts vivants, Le Phénix Scène nationale de Valenciennes, National Performing Arts Center (Taïwan), Odéon-Théâtre de l’Europe, Théâtre national de Strasbourg, MC2: Grenoble, Théâtre du Nord CDN Le Quartz Scène nationale de Brest, Festival d’Automne à Paris, La Filature de Mulhouse
Avec le soutien de Nanterre-Amandiers, Montévidéo créations contemporaines (Marseille), Drac Hauts-de-France, Région Hauts-de-France et pour la 72e édition du Festival d’Avignon : Adami
Avec l’aide des ateliers du Théâtre national de Strasbourg pour la construction des décors
Avec la participation du Jeune Théâtre National
Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
Durée : 10h avec deux intermèdes de 45 minutesLa FabricA
Festival d’Avignon 2018
Création 2018
Du 7 au 13 sauf le 10 juillet6 et 7 octobre 2018 – Le Phénix – Valenciennes
14 au 20 octobre – Théâtre du Nord
17 novembre au 22 décembre – Odéon
2019
19 janvier – Bonlieu ANnecy
16 février – Saint Quentin en Yvelines
16 mars – Le Quartz – Brest
23 au 30 mars – TNB – Rennes
2019/2020
TNS – Strasbourg, La Filature Mulhouse, Théâtre de la Ville de Luxembourg
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