Joris Mathieu, le directeur du Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon vient d’être renouvelé par le Ministère de la Culture à la tête de son théâtre, fermé comme tous les autres théâtres de France. « Un sentiment bien étrange » écrit-il dans une lettre envoyée au public avec l’envie de parler du mouvement d’occupation qui a débuté début mars par l’Odéon et qui se poursuit « dans une relative indifférence générale » écrit le metteur en scène.
Chères spectatrices, Chers spectateurs,
Il ne s’agit pas pour moi, aujourd’hui, de dresser la liste des spectacles annulés ou reportés pour les mois d’avril et de mai. Je crois malheureusement que plus personne n’attend ce type d’informations, que nous y sommes habitués, et même vous le communiquer n’aurait plus vraiment de sens.
Ne pas pouvoir aller au théâtre, au cinéma, au musée, au restaurant, au café, est devenu une triste norme. C’est dramatique, mais c’est ainsi.
Je vous écris aujourd’hui, pour vous parler de ce qu’il se passe, depuis maintenant plus d’un mois, à l’intérieur de nos théâtres, dans une relative indifférence générale.
Je ne veux pas parler des répétitions qui se poursuivent sur nos scènes, mais du mouvement d’occupation des lieux culturels en France (plus d’une centaine désormais) qui a commencé par l’emblématique théâtre de l’Odéon à Paris et s’est étendu progressivement à toutes les villes, petites, grandes, moyennes, en province.
Le Théâtre Nouvelle Génération n’est pas occupé.
Mais nul n’est besoin de l’être pour se sentir concerné par ce qui anime ce mouvement.
Je ne sais pas s’il est pertinent pour se faire entendre, dans ce contexte, d’occuper des théâtres fermés et ce n’est pas mon sujet. Mais je sais par contre qu’en temps normal, les théâtres sont des lieux de débats, de confrontation de point de vue, dont la fonction est aussi sociale et politique.
Et c’est pour cela que je vous écris aujourd’hui. Parce qu’il ne vous est pas possible de venir jusqu’à nous pour comprendre ce qu’il se passe, et que la moindre des choses est que cette parole puisse vous parvenir malgré tout.
Alors voilà…
Ces occupations passent relativement inaperçues dans les médias, au milieu des annonces de reconfinement, de fermetures d’écoles, des polémiques sur les réouvertures clandestines de restaurants, des commentaires sur les mutations multiples du virus et sur la campagne de vaccination, mais, ici, dans la Métropole de Lyon, ce sont le Théâtre National Populaire à Villeurbanne et l’Opéra de Lyon qui sont occupés par des artistes, des étudiant·e·s en arts, des précaires… Bref, peu importe en réalité le statut des uns et des autres, ce sont avant tout des individus, aux histoires et aux parcours différents, mobilisés au quotidien, engagés dans une démarche collective, pour faire entendre leur précarité, l’angoisse des jours actuels et futurs, des situations de vie devenues trop difficiles sans perspectives de travail. Faire entendre aussi leur colère contre des décisions politiques, certes difficiles à prendre mais souvent incompréhensibles, comme le choix de maintenir fermés tous les lieux de sociabilité, même lorsque les conditions sanitaires donnaient à penser qu’il était possible de les ouvrir partiellement avec des protocoles raisonnables, pour maintenir un service public minimal de la culture.
Bien sûr, ce mouvement raconte ainsi l’urgence de renouer avec une vie sociale, de rouvrir les lieux de culture, de reconduire des mesures sectorielles, comme « l’année blanche », pour prolonger les droits d’indemnisation des travailleurs de la culture. Mais ces occupations nous disent bien plus que cela. Elles soulignent l’obscénité qu’il y aurait à demander pour soi-même, pour un secteur particulier, des mesures de soutien, sans se préoccuper du sort des autres, des plus précaires encore. Cela dans un contexte où le gouvernement semble complètement sourd et aveugle, au point d’apporter en réponse – à l’extrême difficulté financière dans laquelle se trouve la jeunesse de notre pays, les intermittents du travail, etc… – un projet de réforme de l’assurance-chômage qui promet une diminution importante des indemnisations mensuelles d’un grand nombre d’ayants droits, selon l’évaluation réalisée par l’UNEDIC elle-même.
Ces occupations nous disent également à quel point de saturation nous sommes arrivés de ce régime de la concurrence individuelle permanente. La jeunesse, en particulier, réclame de sortir de cet environnement de la compétitivité constante, qui ne risque que de s’accroître si nous n’agissons pas maintenant. Nous savons que la crise économique post-covid les livrera davantage encore à la merci d’une vie où ils seront rémunérés à l’action, à la course, à la livraison, au projet, soumis à la tension d’un marché du travail toujours moins protecteur.
Alors voilà…
Oui, c’était un sentiment bien étrange, pour moi, d’apprendre il y a quelques semaines le renouvellement, par la Ministre de la Culture, de mon contrat à la direction du TNG jusqu’en décembre 2024, alors que la crise pandémique s’étire dans le temps, alors que le théâtre que je dirige a dû fermer ses portes depuis plus d’un an, et dans un contexte où un mouvement social prend racine dans les lieux culturels.
Plus étrange encore de devoir projeter quelles ambitions mes trois dernières années de contrat devront nourrir.
Je me réjouis bien sûr de la confiance qui m’est accordée, de la reconnaissance du travail accompli par toute l’équipe du théâtre – soucieuse au quotidien de faire vivre un projet artistique partagé avec la population – mais je ne peux que m’alerter de la gravité du contexte dans lequel cette annonce me parvient, et de ce que l’expérience menée à la direction du TNG m’a permis de dresser comme constat sur les difficultés dans lesquelles était déjà plongé le secteur culturel avant la pandémie.
Depuis ce poste que j’occupe depuis maintenant plus de six ans, je sens s’accroître, année après année, la fracture entre le sens fondamental des missions du service public de la culture, et le modèle économique dans lequel je dois les mettre en œuvre avec mon équipe. Je sens s’accentuer le décalage entre ce qui fonde notre engagement commun dans ces missions et l’écosystème dans lequel nous exerçons ce travail qui me semble trop souvent entrer en contradiction.
Nous ne désirons pas tant pouvoir faire plus que faire mieux.
Aussi, nous aurions tort de considérer les occupations des lieux culturels comme des épiphénomènes. Il serait cynique de n’y voir là que la mobilisation de quelques milliers de personnes, sans véritable pouvoir de se faire entendre, occupants qu’ils sont de lieux de toute façon déjà fermés au public. Il serait erroné et trop commode de considérer ces manifestations comme l’expression caricaturale de Français éternellement insatisfaits par les décisions de leur gouvernement.
Je crois que nous devons écouter ce que ces voix expriment, et d’une certaine manière, je l’affirme, leurs revendications entrent en résonance avec les paradoxes que je ressens à la direction d’un théâtre public.
Bien sûr, mon désir de rouvrir les portes du théâtre est grand. Et j’espère que le gouvernement donnera désormais, d’ici le 15 mai, comme annoncé par le président de la République, un calendrier de réouverture progressif (ce que nos syndicats et organisations professionnelles ont d’ailleurs déjà proposé depuis début janvier). Cette décision est urgente et essentielle pour la démocratie et je regrette que cette longue période de « distanciation sociale » et les arbitrages gouvernementaux aient pu laisser penser que les lieux culturels étaient des lieux plus dangereux que les centres commerciaux. Ce sont des marqueurs symboliques d’une époque, dont l’Histoire se souviendra.
Oui, je désire la réouverture des lieux culturels dans les plus brefs délais, mais comment pourrait se dérouler sereinement cette réouverture, sans que le gouvernement n’ait d’ici-là apporté des réponses claires aux revendications sociales légitimes des occupants qui sont actuellement dans ces lieux ?
Je considère que les événements que nous traversons doivent nous offrir l’occasion d’inventer de nouvelles perspectives de réponses à ce qui dysfonctionnait déjà avant cette crise.
Je ne peux évidemment que saluer les mesures d’urgence (exceptionnelles à l’échelle internationale) prises pour soutenir notre économie et les situations individuelles. Et le plan de relance du secteur culturel (notamment les moyens qui ont été distribués aux structures pour faire face à la crise) devrait permettre dans un premier temps, aux lieux comme le nôtre, d’agir, à leur échelle, pour soutenir avec solidarité l’activité des acteurs indépendants les plus fragilisés par cette crise.
Mais je crois surtout que nous devons sortir d’un court-termisme aussi nécessaire au présent, qu’infécond pour l’avenir. Et pour en sortir, il me semble important de reconnaître que la crise de confiance en nos institutions, est née d’une insuffisance réelle des réponses qu’elles apportent. Qu’elles n’arrivent plus à prendre suffisamment en considération l’ensemble des situations d’urgence dans lesquelles se trouvent un trop grand nombre de nos concitoyens, qui se sentent laissés pour compte des politiques publiques.
Pour ne parler que de ce que je connais, les lieux culturels sont allés au bout de ce qu’ils pouvaient faire en matière de redistribution des moyens dont ils disposent. En multipliant le nombre de spectacles présentés chaque année, en réduisant la durée des séries de représentations et des temps de résidence, en divisant les apports financiers en parts toujours plus nombreuses mais toujours plus réduites, les directions de ces lieux ont tenté d’apporter une réponse à la tension croissante du secteur, pour soutenir au mieux l’activité et l’emploi. Et cette réponse ne peut être qu’insatisfaisante. Nos moyens ne sont pas proportionnés pour soutenir l’ensemble de la population active du spectacle vivant.
Nous arrivons à un point de rupture.
Ainsi, combien de jeunes artistes sont formés chaque année dans les écoles d’art, pour ensuite se heurter à « un marché du travail » que nous savons être saturé ?
Au-delà de la question centrale des moyens de vie des individus, cette politique de la fragmentation du travail, du salariat et du sens de ce travail, a eu pour conséquence directe, depuis plusieurs décennies, de générer une moins grande efficience des missions d’intérêt général, qui réclament au contraire des temps longs de présence artistique, auprès des habitants sur les territoires.
En parallèle de cette incapacité à accompagner budgétairement l’augmentation constante de la population des travailleurs de la culture – qui aurait pu être une chance pour accentuer le projet essentiel de la démocratisation culturelle –, le déficit d’implication politique et de réinvestissements financiers a freiné l’élan originel de la décentralisation culturelle, qui n’a pas pu aller au bout de son déploiement ni s’adapter pleinement à la transformation profonde du paysage sociétal.
Si nous voulons reprendre le chemin de ce projet de société, les structures culturelles ne peuvent pas continuer à travailler dans un modèle dont les perspectives d’amélioration reposent si fortement sur les recettes d’exploitation des tournées, l’expansion de l’activité, la compétitivité, l’augmentation de la production et la surmultiplication des offres. Encore moins dans un contexte environnemental qui réclame au contraire une décroissance et une mobilité raisonnée.
À moyens constants et dans un contexte aggravé par la crise économique post-covid, il nous faudra inévitablement faire le choix d’aider moins d’acteurs culturels pour mieux soutenir la stabilité des emplois, la pertinence de leur travail et leur implantation durable. Tout comme aujourd’hui les soignants expriment l’injustice de devoir sélectionner, par manque de lits, les patients qui auront accès à des soins, nous augmenterons encore, par ces choix, la paupérisation des acteurs de notre secteur.
Ce que j’exprime ici, dans cette longue lettre, n’est pas porté par un sentiment de défiance vis-à-vis à du monde politique et de ses institutions. Bien au contraire, ma parole est motivée par une grande conviction dans le pouvoir d’action du service public, dans lequel je me sens pleinement engagé à mon modeste niveau, et dont je souhaite voir restaurer l’efficience pleine et entière. Je crois seulement qu’il est indispensable, dès maintenant, d’avoir un plan conséquent d’investissement intellectuel, financier et humain, pour que ce service public (l’école, la recherche, la culture, la santé…) sorte de plusieurs décennies où les gouvernements successifs ont fait le pari de modéliser son fonctionnement sur le secteur privé. Nous mesurons aujourd’hui les limites de cette doctrine et nous devons agir afin qu’il redevienne la colonne vertébrale d’une société porteuse de valeurs de solidarité, de justice sociale et de progrès. La politique publique doit réinvestir fortement ces missions essentielles, celles qui fondent sa légitimité, celles qui lui permettent, dans la société, d’être davantage producteur de sens, que pourvoyeur d’offres et de services.
C’est aujourd’hui, finalement, ce que j’espère voir se produire au moment de la reconduction de mon mandat de directeur du Centre dramatique national de Lyon. Qu’après cette crise qui nous frappe, nous arrivions à entrer dans une nouvelle ère de la politique culturelle, mieux émancipée des logiques de production et de diffusion, pour favoriser le soutien à l’emploi durable, les temps longs de présences artistiques, et pour mieux soutenir la création dans les territoires et auprès de tous les publics.
Joris Mathieu,
Directeur du Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon
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