Plus de deux décennies après la création, au Théâtre de Vidy, de cette nouvelle de Samuel Beckett, Jean-Michel Meyer et Jean-Quentin Châtelain remettent le couvert et prouvent que leur geste artistique n’a pas pris une ride.
Retrouver ses premiers amours, son Premier Amour, vingt ans après. Certains en rêvent, Jean-Michel Meyer et Jean-Quentin Châtelain l’ont fait. En 1999, au Théâtre de Vidy, alors sous la direction de René Gonzalez, le tandem s’était déjà emparé de ce texte ; plus de deux décennies plus tard, voilà les deux hommes à nouveau réunis, pour porter haut cette œuvre iconoclaste qui a plus l’allure d’une nouvelle à la première personne que d’une pièce de théâtre en bonne et due forme. Car, s’il est bel et bien question d’émois sentimentaux dans ce Premier Amour, il s’agit aussi de la rencontre d’un auteur avec une autre langue que la sienne, le français, que Samuel Beckett manie ici directement pour l’une des toutes premières fois. Avec ce goût pour les sauts de cabris linguistiques et dramaturgiques qu’il affectionne tant, l’écrivain britannique en profite pour ouvrir une boîte de Pandore passionnelle qu’il ne refermera plus.
D’inspiration un brin autobiographique – Beckett disant lui-même : « J’ai toujours parlé, je parlerai toujours de choses qui n’ont jamais existé ou qui ont existé, si vous voulez, et qui existeront probablement toujours, mais pas de l’existence que je leur prête » –, Premier Amour relate la rencontre entre un jeune homme errant, sans domicile et sans but, après la mort de son père et une jeune femme tranquillement assise sur un banc. Apparemment anecdotique, cette confession dresse en réalité le portrait d’un homme moderne, toujours en marge, toujours à côté des choses et des gens, qui divague dans une société où il ne se reconnaît pas franchement, où il est impossible pour lui de se faire une place. Plus spectateur qu’acteur, il en vient à subir les événements, comme si toute sa vie se construisait malgré lui, à son corps défendant.
Lors de la création du spectacle, Jérôme Lindon, alors directeur des Editions de Minuit et exécuteur testamentaire de Beckett, avait mis le tandem suisse en garde : « Pas de musique, pas de décor, pas de gesticulation », leur avait-il intimé. De cette sobriété obligée est née la beauté d’un geste artistique qui, sans aucun autre artifice qu’une chaise de bureau vieille comme le monde et que quelques lumières bien senties, célèbre tout entier l’étrangeté d’une langue que l’auteur malaxe avec une dextérité et une malice qui font fureur, à la manière de ces explorateurs plus hardis que les autochtones. De ces bonds de registre en registre, d’idée en idée, d’émotion en rire, Jean-Quentin Châtelain joue avec la gourmandise de ceux qui n’ont plus rien à prouver. Le comédien active le texte de Beckett en fin connaisseur, évite les chausse-trapes et guide sa lecture, comme s’il était un peu chez lui, finalement, dans l’univers pourtant si particulier de l’écrivain. Et prouve, alors, qu’en vingt ans, ce Premier Amour n’a pas pris une ride.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Premier Amour
de Samuel Beckett
Mise en scène Jean-Michel Meyer
Avec Jean-Quentin Châtelain
Création lumière et régie générale Thierry CapéranProduction Le K Samka
Coproduction Théâtre Sénart, scène nationaleDurée : 1h25
Au STUDIO MARIE BELL, Théâtre du Gymnase
Du 28 janvier au 27 février 2022
Du jeudi au samedi 19h et le dimanche à 16h
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