Jean Boillot porte au plateau un texte de Metie Navajo mêlant problématiques contemporaines et réalisme magique. Sur fond d’un Mexique heurté de plein fouet par les effets de la modernité, la rencontre de deux jeunes femmes traverse les traditions et leur destruction, à la recherche d’une nouvelle voie. Un spectacle tissé de délicatesse et d’originalité.
C’est un drôle de récit qu’offre là l’autrice Metie Navajo. Une histoire où les époques se télescopent. Le monde « techno-moderne », les déracinés mayas et une anachronique famille d’une communauté mennonite – chrétiens austères à la manière des amish – se côtoient à travers deux personnages féminins principaux. Cécilia, une jeune femme, fille de paysan mexicain, d’origine maya, qui vient d’enterrer sa grand-mère, et Amalia, la plus grande des deux sœurs d’une famille mennonite, que le désir de s’inventer une liberté taraude. Vu la situation du père de Cécilia – paysan qui se fait accaparer ses terres par ceux venus d’Europe, subit la déforestation, la monoculture de soja transgénique élevé au glyphosate et l’arrivée d’un train pour favoriser le tourisme – on se croit un moment lancé dans un plaidoyer (légitime) pour le respect des populations autochtones maltraitées par l’irrésistible avancée de la mondialisation capitaliste. Mais l’on s’aperçoit très vite que l’essentiel est ailleurs. Où exactement, c’est difficile à dire. Cette terre entre deux mondes est un spectacle en apesanteur, hybride jusque dans son titre, imprégné du réalisme magique cher à l’Amérique centrale . Une histoire d’aujourd’hui s’y déploie dans un hors temps mâtiné de passages oniriques créant une atmosphère à la fois familière et originale.
Au plateau, Jean Boillot fait jouer ses interprètes dans un cadre blanc qui tranche avec un fond de scène baigné de nuit, où trône l’imposant pied d’un arbre destiné à subir le sectionnement d’une impitoyable tronçonneuse. En couleurs mexicaines, Cécilia hantée par le fantôme de sa grand-mère en quête d’une meilleure sépulture va chercher du travail dans la famille mennonite. Cette famille qui concourt à s’accaparer les terres auparavant partagées par les autochtones est incarnée par trois femmes d’âges différents, en tenues identiques dont l’austérité ne parvient pas à contenir tout désir de vivre. Notamment chez Amalia qui malgré les interdictions de sa mère entre en contact avec Cécilia et se lie même d’amitié avec elle. Rencontre entre deux communautés à la marge tandis que la modernité ne cesse de progresser à coups d’expropriations, de narcotrafics et d’assèchement des terres, le spectacle mêle les langues ancestrales dans leurs sonorités uniques, les étranges pépiements du père de Cécilia destinés à faire venir la pluie, le costume traditionnel de la grand-mère défunte à un ailleurs, un aujourd’hui qu’on ne voit jamais mais qui avance comme un bulldozer sur les jeunes femmes et leur région.
Même s’il utilise des motifs connus, le récit n’en reste pas moins toujours surprenant par ce mélange qu’il opère entre les genres. Un dénuement ultra soigné, raffiné, une simplicité éloquente, la précision des interprètes, un travail sonore d’une grande beauté, la sobriété tranchante des dialogues donnent au récit une grande netteté dans l’atmosphère mystérieuse d’un conte d’aujourd’hui. Un entre-deux de plus qui permet à de très belles images d’imprimer la mémoire du spectateur jusqu’à une fin étrange qui réaffirme le rôle primordial des femmes dans cette histoire. Des thématiques contemporaines qui s’entrelacent et éclairent la situation d’un pays souvent méconnu dans des résonances qui le dépassent, la terre entre les mondes est un spectacle politique et poétique parfaitement abouti, jamais démonstratif, tout en affleurements et en sensibilité.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La terre entre les mondes
texte Métie Navajo
publié aux éditions Espaces 34
mise en scène Jean Boillot
assistant à mise en scène Philippe Lardaud
conseil dramaturgie David Duran Camacho
scénographie Laurence Villerot
création lumière Ivan Mathis
costumes & maquillages Virginie Breger
création sonore Christophe Hauser
régie générale Perceval Sanchez
direction de production Nadja Leriche
avec Millaray Lobos Garcia, Giovanni Ortega, Lya Bonilla, Stéphanie Schwartzbrod, Sophia Fabian, Christine MullerProduction : La Spirale, conventionnée par le ministère de la Culture.
Co-Productions : Bords 2 Scènes –Vitry Le François, Théâtre Jean Vilar –Vitry sur Seine, Espace Marcel Carné –Saint Michel sur Orge, CDN de Sartrouville
Avec le soutien en résidence : NEST – Nord Est Théâtre – CDN transfrontalier de Thionville – Grand Est, Studio Théâtre de Vitry sur Seine.
Et avec le soutien de La Région Grand –Est et du Département du Val de Marne – Aide à la création et Artcena.Durée 1h50
l’Echangeur, Bagnolet
du 2 au 12 octobre 2023La Minoterie Marseille
du 18 au 21 octobre 2023
bonjour,
merci pour cette belle critique qui donne envie de voir ce spectacle.
Pour information, le texte, comme le précédent Eldorado Dancing, a été publié aux éditions Espaces 34 en avril 2021.
Merci pour votre message, et de cette précision qui a été ajoutée dans le fiche des crédits du spectacle.
Merci beaucoup pour votre mise à jour. Soutenir le travail (qui plus en amont comme ici) des éditeurs de théâtre est important en ces temps difficiles pour le théâtre et le livre de théâtre.