Sébastien Bournac met en scène la version française de la pièce canadienne d’Annick Lefebvre. Porté par d’excellentes comédiennes et valorisé par une scénographie épurée, le spectacle souffre d’un texte trop long et d’une charge politique trop floue.
Ici, il ne sera pas question de l’affaire Dreyfus, de l’antisémitisme systémique de la fin du XIXe, et de cet article intitulé J’accuse… ! écrit par Émile Zola et publié dans le journal L’Aurore en 1898. Il sera question de cinq femmes se succédant au plateau, prenant la parole au fil de longs monologues, dézinguant les clichés qui les assignent à leur genre, à leur classe ou à leurs origines ; cinq femmes qui s’emparent les rênes de leur existence grâce à leur courage, à leur honnêteté et à leur verve. À l’instar de Zola, l’autrice canadienne Annick Lefebvre s’inscrit dans le genre pamphlétaire. Pourtant, à l’inverse du romancier naturaliste, elle rate sa cible… Parce qu’elle n’en a pas.
Ainsi sont-elles nommées… Il y a celle qui implose : une aide-soignante à domicile. Celle qui agresse : une patronne de PME. Celle qui intègre : une Française noire habitant la Seine-Saint-Denis. Celle qui adule : une fan de Céline Dion. Et celle qui aime : l’autrice qui expose ses relations compliquées. Elles ont en commun leurs souffrances et leur solitude, certes, mais les causes de celles-ci sont très différentes. Trop différentes.
La patronne, par exemple, s’en prend aux grands distributeurs et leurs marges aberrantes qui amoindriraient les bénéfices de son entreprise et détraqueraient sa santé, quand l’aide-soignante surnage dans son isolement avec son salaire de misère et son poisson combattant. Difficile de leur prêter la même douleur… Que veut dire Annick Lefebvre : que chacune à ses raisons ?
La fan de Céline Dion s’attaque au mépris culturel de l’autrice alors que cette autrice fait part de ses atermoiements amicaux amoureux… Difficile de mettre ces archétypes dans le même sac ? Annick Lefebvre accuse. Mais elle accuse qui ? Ou quoi ? Les préjugés ? Soit. Mais c’est un peut court : il existe des préjugés sur tout et n’importe qui (les riches, les femmes, les blancs, les jardiniers, les prolos, les noirs, les intellos, les rouges, les cons…). Un pamphlet exige un parti-pris. On n’écrit pas un pamphlet sur le mal, ou sur la bêtise.
La confusion, peut-être, est liée au contexte de l’écriture. La première version de ce J’accuse s’adressait à un public canadien. À l’instar d’une sérié télévisée scandinave ou américaine, la pièce fut ensuite récrite et déclinée par l’autrice pour l’étranger : la Belgique, puis la France. La version originale était peut-être plus pertinente sur le plan social et politique. Il n’est peut-être pas donné à tout le monde de faire l’état des lieux de trois sociétés aux cultures si différentes.
C’est dommage car il y a du talent sur ce plateau. Les comédiennes sont excellentes et ô combien-valeureuse (quelle mémoire !). Nommons celles qui nous éblouirent le plus : Julie Moulier (formidable de charisme et d’humour dans son rôle de patronne d’entreprise de papier toilette) ; Astrid Bayiha (d’une précision remarquable pour nous évoquer son quotidien, sa sexualité et ses ambivalences culturelles) ; Nabila Mekkid (géniale de bout en bout avec sa puissance, sa dérision, et sa reprise de Céline Dion).
Le metteur en scène et patron du théâtre toulousain Sorano, Sébastien Bournac, a de bonnes idées. Avec peu de décors (une cage de scène) et peu d’effets (quelques projecteurs), il fait beaucoup, suggérant les rapports de force en fonction de la position de ses actrices. Il aurait pu couper davantage, et réduire sa pièce d’une demi-heure, certes. Chaque monologue est un peu long, auand arrive le dernier, l’attention divague. L’autrice, malgré tout, nous aura aussi surpris et amusés, avec les fantasmes de l’aide-soignante sur Nikos Aliagas, avec son autocritique trop longue, mais drôlement inattendue proférée par la fan de Céline Dion. C’est dommage. Ce J’accuse s’inscrit dans la catégorie des spectacles que l’on aurait aimé aimer…
Igor Hansen-Løve – sceneweb.fr
J’accuse
Texte Annick Lefebvre
Mise en scène Sébastien Bournac
Avec Astrid Bayiha, Anaïs Gournay, Agathe Molière, Nabila Mekkid, Jennie Anne Walker et Julie Moulier
Assistant à la mise en scène Jean Massé
Scénographie Sébastien Bournac et Pascale Bongiovanni
Régie générale Loïc Célestin
Création lumière Pascale Bongiovanni
Création sonore et régie son Loïc Célestin
Régie plateau et construction Gilles Montaudié
Création costumes Elsa Bourdin
Régie lumière Jean-François Desboeufs et Manuella Mangalo (en alternance)
Production, Administration Oriane Ungerer, Julien Guiard
Diffusion Sophie Roy
Durée : 2h15
Théâtre Sorano, Toulouse
du 5 au 8 décembre 2023Scène nationale d’Albi-Tarn
le 12 décembreL’Astrada – Marciac
le 16 décembreThéâtre 13 – Paris
du 10 au 20 janvier 2024
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