Dans le cadre du festival Faits d’Hiver, Yves-Noël Genod devait présenter les 30 et 31 janvier le fruit d’un travail mené avec une centaine d’amateurs et de professionnels. L’interdiction pour les lieux culturels d’accueillir du public n’a guère perturbé le projet, qui repose sur l’effacement des frontières entre répétitions et représentations. Sous la Grand Halle du Carreau du Temple, la foule est au rendez-vous.
Sous la grande halle du Carreau du Temple où il nous a conviés un après-midi de janvier, Yves-Noël Genod se fait discret. Il n’a pourtant pas renoncé aux tenues voyantes, souvent baroques, auxquelles il nous a habitués depuis ses débuts en 2003 en tant que « distributeur de spectacles » ou de « créateur de mode pas du tout commerciale », deux des nombreuses expressions qu’il utilise pour décrire son travail et éviter le terme de « metteur en scène ». Au Carreau, on repère sa voix douce avant sa grande et fine silhouette pourtant moulée dans une combinaison dont le dessin de squelette et les traits colorés ne passent pas inaperçus. « Très beau, très très beau », dit-il en observant le phénomène dont il est à l’origine, fort incongru en période de Covid, où les lieux culturels sont fermés au public : une foule composée d’une centaine d’individus d’âges, de tenues vestimentaires, de gestuelles diverses. Vous voulez voir de plus près cette foule dansante et bigarrée ? Pas le choix, il faudra alors la rejoindre.
Le lieu investi, sa lumière exceptionnelle, sont au cœur de l’expérience suscitée par Yves-Noël Genod, à la demande du festival Faits d’Hiver. Ce sont ses lignes élégantes, son espace très vaste qui déterminent en grande partie la nature de la multitude de Sur le Carreau, dont chaque répétition est considérée comme une représentation. Le jour de notre visite, des présences se détachent, parfois par le geste, parfois par le costume. Une femme danse sous une toile de tente qu’elle brandit au-dessus de sa tête. Une autre marche et court sans jamais lâcher ses deux roses. Un homme défile dans une robe pailletée. Peut-être ont-ils déjà été là depuis le début des rencontres au Carreau, le 19 septembre dernière. Peut-être sont-ils là pour la première fois. La création, la transformation chez Yves-Noël Genod, est permanente. On le rencontre au milieu de la halle du Carreau du Temple, sans sa foule.
Comment s’est fait votre rencontre avec la Grande Halle du Carreau du Temple, assez rarement utilisée pour des spectacles, si ce n’est dans le cadre de festivals ?
Cela remonte au mois de juin 2019, où j’avais besoin d’un lieu de répétition pour travailler avec le danseur Baptiste Ménard, avec qui je devais ensuite aller à Rio pour remplacer dans un festival un spectacle dont l’équipe s’était désistée trois semaines plus tôt ! Dans mes recherches, je tombe sur le Carreau du Temple, dont la Grande Halle était très exceptionnellement inoccupée. Mon travail repose beaucoup sur les différents lieux que j’occupe, et avec celui-ci il y a eu une véritable rencontre. D’où la proposition du festival Faits d’Hiver, d’y créer une performance avec une centaine d’amateurs et une dizaine de solistes. Comment refuser une telle invitation ? Je tenais à l’honorer, et l’arrivée parmi nous de la Covid n’a rien changé à ce désir.
Vous a-t-il tout de même fallu adapter votre projet initial à cette nouvelle situation ?
Très peu, hormis pour les dates finales, les 30 et 31 janvier, où des spectateurs non participants devaient être conviés à apprécier le résultat du travail que je mène depuis le mois de septembre avec mon groupe qui ne cesse de changer. Car sur une telle durée, il était impossible de constituer un groupe fixe aussi important, ce qui n’est pas un problème pour moi qui ai l’habitude de travailler l’instabilité. Ayant en général des temps très courts de répétition, les représentations ne sont jamais figées pour moi : elles sont, et doivent être comme le temps qui les précède un moment d’apparitions inattendues.
Et de disparitions, qui ont pour vous une importance équivalente aux apparitions. Vous tenez d’ailleurs un blog intitulé « Le Dispariteur », où vous partagez aussi bien des réflexions sur vos expériences artistiques en cours que des citations ou des souvenirs d’artistes qui vous intéressent. Lesquels vous ont particulièrement influencé pour Sur le Carreau ?
Les mêmes que depuis que je fais des spectacles. Au fond, depuis 2003, je n’ai jamais cessé de dire la même chose (rires !). Ce qui est surprenant, c’est de voir qu’à chaque fois, les personnes répondent de manière très différente et personnelle. Une fois de plus, je travaille sur l’effacement des frontières, notamment entre la vie et la mort. Je raconte souvent aux participants le souvenir d’une remarque que m’a fait un jour Claude Régy, avec qui j’ai eu la chance de travailler et qui ne cesse depuis où il est de nourrir mon travail, en observant une porte de l’église Saint-Eustache dont la moitié est faite en bois et l’autre en pierre. Identiques, ces deux parties disent la cohabitation, la porosité de la mort et de la vie. C’est ce qu’il attendait de ses acteurs, et je crois qu’il y a quelque chose de cet ordre dans mon travail. J’ai aussi beaucoup pensé en imaginant la foule de Sur le Carreau au metteur en scène allemand Klaus Michael Grüber (1941-2008), dont le travail que j’ai découvert très jeune m’a marqué à jamais. Je n’ai rien vu d’aussi beau depuis. Il a laissé derrière lui très peu de traces de son travail, mais on sait par ses comédiens qu’il refusait les distinctions habituelles entre répétition et représentation. Dès le premier rendez-vous sous la Grande Halle le 19 septembre, j’ai dit aux amateurs et aux professionnels présents : « On ne peut plus donner de représentations publiques, mais on peut encore répéter ces représentations futures (imaginaires), alors : transformons les répétitions en représentations ! ».
Une manière, dites-vous dans un texte adressé à la presse, de « retourner en sa faveur les contraintes du contexte ». Quels aspects positifs trouvez-vous à la situation, d’un point de vue artistique ?
Dans ce contexte, je n’ai pas le choix que de radicaliser les recherches que je mène de longue date dans mes spectacles. Par exemple, je cherche depuis toujours à effacer les frontières entre acteur et spectateur. Dans le cas actuel, c’est devenu une urgence, une nécessité si l’on veut pouvoir travailler autrement que dans l’entre-soi. Si l’on veut que le théâtre, la danse soient à l’image du vivant : un éternel écoulement, un mouvement qui ne peut s’arrêter ni revenir en arrière. C’est ce que j’attends des participants à Sur le Carreau, amateurs et professionnels confondus. Et je sens que cela n’a jamais été aussi bien compris. La distanciation que l’on doit respecter ces temps-ci a aussi quelques bons côtés pour travailler avec des amateurs ! Spontanément, ils ont tendance à se rassembler tous au même endroit, au lieu de chercher à occuper l’espace au maximum. C’est un gain de temps (rire). Et cette halle de 1800 m2, il faut y aller pour bien l’occuper !
Nous avons interrogé Killian, stagiaire à vos côtés et participant à Sur le Carreau, étudiant aux Beaux-Arts de Nantes, sur vos méthodes. Voici ce qu’il dit : « Il évoque, ou invoque, des images. Il nous parle de troupeaux de bêtes suicidaires en Afrique, des oiseaux silencieux pendant une éclipse, il nous raconte Marguerite Duras et Marlène Dietrich, Rimbaud, Depardieu, les morts et les vivants qui se mêlent… ». Quel rôle ont ces paroles
Je vous le disais plus tôt, je radote ! Mais dans les arts martiaux, est-ce qu’on ne fait pas toujours la même chose ? Et dans de nombreuses autres disciplines, ainsi que dans la vie ? Les anecdotes que je raconte doivent pouvoir susciter des images où la vie et la mort cohabitent, ainsi que des images de migration. J’ai un petit nombre d’histoires que raconte presque à chaque fois, et d’autres que j’ajoute selon mes lectures, selon l’humeur du moment. Par exemple, les participants ont souvent droit à l’un de mes souvenirs avec Marguerite Duras, que j’ai eu le bonheur de fréquenter lorsque j’étais enfant. Un jour, elle me demande si je veux entendre la plus belle phrase qu’elle a écrite. J’acquiesce. C’était une phrase de L’Amour, que je n’ai pas comprise sur le moment : « Ici c’est S. Thala jusqu’à la rivière. Et après la rivière c’est encore S.Thala ». Magnifique, n’est-ce pas ?
Le but de ces récits est-il de créer une unité entre les personnes très différentes que rassemblent vos répétitions-représentations, ou au contraire de laisser leurs différences s’exprimer ?
Je cherche à créer une forme d’unité. Les bébés et les vieillards, les amateurs et les professionnels, ceux qui sont à l’aise avec leur corps et ceux qui ne savent pas quoi en faire… Tous les participants doivent former une sorte de troupeau, de meute, qui vit dans un parfait présent. Dans un rêve, où les différentes instances que sont l’auteur, les spectateurs et les acteurs sont confondus. C’est ce qui se passe au théâtre lorsque le théâtre se passe bien. Je souhaite que ce rêve soit un refuge dans la vie. Cela fait écho à la légende du quartier, l’enclos du Temple, refuge des gens en délicatesse avec la justice royale, des magouilleurs et insolvables jusqu’après la chute des Templiers. Cette longueur de résonance est peut-être le plus important quant à la beauté du spectacle, je me le dis. L’horreur de l’Histoire qui se répète et qui se renverse, torture et refuge…
Comme vous le disiez plus tôt, vous répétez en général très peu, si tant est que vous répétiez. Vous créez des spectacles très rapidement – depuis vos débuts, on en compte une soixantaine –, sans monter des dossiers deux ans à l’avance comme c’est devenu la règle. Pensez-vous que la situation actuelle favorise ce type de démarche ?
Un ami m’a dit récemment que selon lui, l’époque était aux bricoleurs, aux improvisateurs, aux non-spécialistes dans mon genre. Qui sait ? On verra. Dans tous les cas, la Covid a révélé des problèmes anciens en matière théâtrale comme en matière générale. On ne peut pas aujourd’hui ne pas voir à quel point la surprogrammation dans les lieux masque une forme de vide. Nous avons la possibilité aujourd’hui de nous questionner sur la manière de faire du théâtre : faut-il recommencer comme avant ou prendre une autre direction ? Pour moi la réponse est claire, mais je n’ai pas l’impression qu’un changement soit en cours. Espérons.
Propos recueillis par Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sur le Carreau. Les répétitions sont accessibles à tous les 23 et 24 janvier et les 30 et 31 janvier à 15h, et le 21 mars (heure à définir selon la lumière). Sur inscription à mediation@carreaudutemple.org. Toutes les informations sur https://www.carreaudutemple.eu/spectacle-performance-sur-le-carreau-yves-noel-genod
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