Le chorégraphe, pédagogue et danseur marocain Taoufiq Izeddiou, figure majeure de la danse contemporaine dans son pays, est venu présenter le 18 janvier 2021 sa dernière création, Borderlines, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine. L’occasion d’échanger avec lui sur la place des arts et de la culture au Maroc en cette période. Là-bas comme ici, il semblerait qu’ils ne soient guère considérés en hauts lieux comme essentiels.
La notion de checkpoint prend aujourd’hui dans la dernière création de Taoufiq Izeddiou, Borderlines, un sens particulier. Si le chorégraphe, pédagogue et danseur marocain l’aborde avec ses quatre interprètes – Moad Haddadi, Mohamed Lamqayssi, Chourouk El Mahati et Hassan Oumzili – d’une manière très ouverte, très large, on ne peut s’empêcher d’y lire une expression du renforcement des frontières à l’œuvre depuis l’arrivée parmi nous de la Covid. Tous formés par Taoufiq Izeddiou, qui après avoir fondé la première compagnie de danse contemporaine au Maroc en 2003 – la compagnie Anania – y a créé la première formation en danse contemporaine, les quatre danseurs se livrent en effet à une partition aussi géométrique qu’éclatée. Les carrés, diagonales ou encore les lignes éphémères que forment leurs déplacements sur les dalles lumineuses du plateau se croisent sans jamais se rencontrer.
Borderlines n’est pourtant pas né d’hier, ni du mois de mars dernier. Créée en septembre 2019 à Montréal, cette pièce que nous avons pu découvrir au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine le 18 janvier 2021 dans le cadre d’une représentation destinée aux professionnels n’a pu se jouer depuis, du fait du contexte sanitaire. Pour la directrice du lieu Nathalie Huerta, cette date unique représentait alors davantage qu’une simple occasion de présenter un travail à des programmateurs et à des journalistes : il s’agissait d’affirmer un soutien aux artistes internationaux dont elle accompagne le travail de longue date. Une démarche placée sous le signe de l’urgence, dans la mesure où les artistes marocains n’ont à l’heure actuelle ni la possibilité de jouer ni celle de répéter, comme c’est le cas en France depuis plusieurs mois. C’est un chorégraphe en état d’alerte que nous avons rencontré ce jour-là au Théâtre Jean Vilar.
Au moment où vous êtes à Vitry-sur-Seine pour jouer Borderlines, quelle est la situation des artistes au Maroc ?
Taoufiq Izeddiou : Elle est catastrophique. Depuis le mois de mars dernier, il est impossible au Maroc non seulement de jouer devant un public, mais aussi de répéter et de donner des cours. Et comme il n’existe pas de statut d’artiste, dès que cette vie s’arrête tous les acteurs du spectacle vivant dans le pays sont affectés. Comment subsister lorsque tout ce qui nous fait vivre d’habitude est mis en pause ? Le ministère a communiqué sur une aide exceptionnelle aux artistes pour faire face au Covid. Un leurre. Il s’agit en fait d’une aide à la création telle qu’elle existe déjà. Les artistes demandeurs dès les débuts de la crise n’ont reçu les sommes promises que très récemment, il y a quelques semaines. La situation rend aussi les tournées très compliquées, alors qu’elles représentent pour la plupart des artistes marocains une part importante de revenus.
Votre pièce Borderlines aborde la question des frontières. Comment celle-ci s’est-elle manifestée de votre venue en France pour jouer au Théâtre Jean Vilar ?
Nous avons rencontré des difficultés avec un danseur qui possède un visa de type C, visa de court séjour. Sans l’aide de Nathalie Huerta du Théâtre Jean Vilar et de son équipe, qui ont fait appel à l’Ambassade de France, cette représentation de Borderlines n’aurait sans doute pas pu avoir lieu. La mobilité des artistes marocains, et plus largement d’Afrique, est déjà très compliquée en temps plus normaux ; en temps de Covid les démarches sont encore plus contraignantes. Comme partout sans doute, la situation ne fait donc que rendre plus évidente une situation ancienne. Depuis 25 ans environ, le gouvernement marocain joue le même jeu avec les artistes : il alterne entre signes encourageants et retours en arrière. Il peut faire construire de grands théâtres, mais pour ce qui est de les faire vivre, il n’y a plus personne. Autrement, nous manquons désespérément d’une politique culturelle au Maroc. Et ce manque est plus cruel en ces temps de Covid que jamais.
Borderlines s’est joué en France avant que de se jouer au Maroc. Quelle place représente l’international pour votre compagnie Anania, et d’une manière plus générale pour les artistes marocains ?
Une part considérable. En danse contemporaine comme dans les autres disciplines, les meilleurs artistes ont tendance à quitter le pays pour s’installer en Europe où ils ont plus de chances de trouver du travail et de progresser. Il est extrêmement difficile de vivre de l’art chez nous, surtout en la période actuelle. La danse contemporaine étant une discipline très récente et donc fragile au Maroc, elle est particulièrement touchée. Les danseurs de ma formation Al Mokhtabar (« le Laboratoire »), sont presque tous partis pour travailler dans des centres d’appels après plusieurs mois d’attente où nous ne savions pas comment agir, comment poursuivre le travail. Pour s’en sortir, si l’on veut comme moi développer des choses au Maroc, il faut être dans l’entre-deux, créer entre Europe et Maroc. Si la compagnie Anania arrive un minimum à se projeter à ce jour, c’est grâce à ses partenaires français et européens, comme le Théâtre Jean Vilar qui accompagne de longue date le développement de la danse contemporaine au Maroc.
Quelle voie souhaitent prendre les interprètes de Borderlines ?
Tous les quatre sont à des endroits différents de leur parcours. Chourouk El Mahati, qui a suivi le cycle de formation Al Mokhtabar II, vit déjà dans l’entre-deux, en travaillant à la fois avec la compagnie Anania et d’autres compagnies marocaines ainsi qu’avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, directeurs du Centre Chorégraphique National de Bourgogne Franche-Comté Viadanse. Hassan Oumzili, danseur de hip hop depuis l’âge de 16 ans dont les premiers masterclass de danse contemporaine remontent à 2015 dans le cadre de Almokhtabar III, est vraiment né en tant que danseur contemporain avec Borderlines. Enfin, Moad Haddadi et Mohamed Lamqaysi développent depuis quelques années des projets personnels au Maroc. Tous deux ont créé des solos et des pièces collectives, tout en étant interprètes auprès de différents chorégraphes. C’est pour moi une vraie fierté de les voir évoluer ainsi. Il leur a fallu faire preuve d’un engagement, d’une volonté immense pour en arriver là. Pour moi, Borderlines est la preuve que nous avons maintenant au Maroc une vraie école en danse contemporaine. Elle commence à être reconnue à l’international. Pas encore au Maroc, hélas.
Le festival de danse contemporaine « On marche », que vous avez créé à Marrakech en 2005, a largement contribué à cette reconnaissance à l’international. Comment en envisagez-vous l’avenir ?
Pour sa 15ème édition, « On marche » devait accueillir la Biennale de la Danse en Afrique 2020 du 20 au 28 mars dernier. Nous avons dû reporter cette édition à septembre 2021, en espérant que la situation s’améliore d’ici-là. Tous les spectacles programmés en 2020 seront présents en 2021 : leur besoin de présenter leur travail à des professionnels internationaux est tel qu’on ne peut se permettre des annulations. Nous cherchons aussi les moyens d’accueillir des propositions supplémentaires, afin de soutenir un maximum d’artistes dans cette période difficile. C’est pourquoi en cas d’annulation, nous organiserons tout de même quelque chose, selon les possibilités : un rendez-vous professionnel comme il y en a beaucoup en France ces temps-ci, ou un rendez-vous numérique.
Et en tant que chorégraphe et formateur, de quelle manière affirmez-vous ce soutien aux artistes ?
J’espère pouvoir reprendre un cycle de formation dès le mois de février, avec des danseurs de la génération post-Covid. Avec la compagnie Anania, nous avons encore quelques dates de tournée avec Borderlines. Nous espérons qu’elles nous permettent de continuer de faire vivre ce spectacle qui a si peu rencontré de public. Alors que je comptais me diriger vers l’écriture d’un solo, j’ai aussi commencé à travailler sur une nouvelle pièce collective, avec 10 danseurs. Depuis 2005, je n’avais pas créé de pièce d’une telle ampleur : nous avons besoin de nous retrouver après une année d’isolement. C’est aussi une façon pour moi d’éviter l’abandon, le découragement des danseurs. Intitulée Hmadcha – Le Monde en transe, cette pièce sera basée sur l’idée d’un défilé Corona, avec masques, distanciation… Il s’agira d’un appel à la poésie, à partir d’un travail de rythme répétitif. Nous avons fait une première résidence en décembre dernier. Ce furent de riches retrouvailles, qui nous ont permis de prendre du recul sur la situation. Nous en avons tous un grand besoin.
Propos recueillis par Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Borderlines
Chorégraphie : Taoufiq Izeddiou
Interprétation : Moad Haddadi, Mohamed Lamqayssi, Chourouk El Mahati, Hassan Oumzili
Création sonore : Saïd Ait Elmoumen
Production : Association « On marche », Marrakech
Co-production : The Arab Found for Arts and Culture (AFACà, CCN Viadanse Belfort, Tangente Danse et Théâtre le Mai Montréal, Festival Altérité pas à pas Montréal, Compagnie Humaine Nice
Durée : 1h
Viadanse, Centre chorégraphique national de Belfort Franche Comte
Le 27 février 2021
Théâtre Jean Vilar, Vitry sur Seine
Une date en juillet 2021 (à confirmer)
Biennale de la danse en Afrique à Marrakech
Du 20 au 27 septembre 2021
Centre Chorégraphique National de Roubaix
Début novembre 2021 (à préciser)
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