Trente ans après avoir incarné le rôle-titre de la pièce de Goldoni, Catherine Hiegel passe le flambeau à la célèbre comédienne, qu’elle dirige au Théâtre de la Porte Saint-Martin, et parvient, malgré une esthétique vieillotte et dépassée, à offrir aux personnages féminins tout le relief qu’ils méritent.
Cela faisait bien longtemps qu’on ne les avait pas entendus, les fameux « trois coups », ces percussions exécutées à l’aide d’un brigadier qui, au moins depuis l’Ancien Régime, signalent le début d’une représentation théâtrale. Au Théâtre de la Porte Saint-Martin où elle s’empare de La Serva amorosa de Goldoni, Catherine Hiegel en use, devant une peinture gigantesque représentant une soirée de carnaval – peut-être l’Une des dernières pour faire écho à une autre pièce du dramaturge italien ? S’ils ne peuvent plus servir à saluer le roi, la reine et le dauphin, comme au temps de Molière, ces trois coups-là représentent peut-être les acteurs, le public et l’histoire, et inscrivent d’emblée le spectacle à venir dans une certaine forme de tradition. À ceux qui pourfendent les « Molière en costumes », la metteuse en scène semble répondre qu’elle assume de faire du « Goldoni – parfois surnommé le Molière italien – en costumes ». Fondée sur l’élégante, mais vieillotte, scénographie de Catherine Rankl, son esthétique dépassée et poussiéreuse – certaines et certains pourront sans doute lui trouver un charme suranné – n’a finalement rien à envier, ou si peu, à la version que Jacques Lassalle avait donné de cette pièce de Goldoni il y a trente ans sur le plateau de la Comédie-Française, avec une certaine Catherine Hiegel, alors sociétaire, dans le rôle-titre.
Pour célébrer le bicentenaire du dramaturge italien, l’administrateur général du Français l’avait sauvée des limbes où elle était tombée, et en avait donné la toute première version dans la langue de Molière. Son intrigue est simple, et a priori limpide : sous la férule de sa nouvelle femme, Béatrice, le vieil Ottavio vient de mettre son fils unique, Florindo, à la porte, avec une maigre obole en guise de rente. Malgré l’intervention du Señor Pantalon, le richissime Véronais refuse de reprendre son enfant chez lui, de l’aider à sortir de la pauvreté où il est tombé, et le jeune homme ne peut compter que sur Coraline, cette servante avec qui il a grandi et qui lui est restée fidèle. Bien décidée à déjouer le traquenard imaginé par Béatrice, qui souhaite, grâce à un testament, faire main basse sur la fortune d’Ottavio, la « serva amorosa », qui n’est pas « amoureuse » de son maître, mais simplement « aimante », contrairement à la rumeur qui court dans tout Vérone, va utiliser son pouvoir de ruse pour tenter de réconcilier le père et le fils, de rétablir Florindo dans ses droits, et de le marier, au passage, avec la fille de Pantalon, Rosaura.
Si Goldoni a osé, pour bâtir cette histoire, briser la sacro-sainte règle des trois unités – de lieu, de temps et d’action –, en vigueur dans l’essentiel du théâtre classique, c’est bien la seule audace dramaturgique qu’il s’est autorisé, et on comprend, à la contempler, pourquoi La Serva amorosa est aussi peu montée. En regard de ses autres oeuvres comme La Locandiera, la Trilogie de la villégiature, Une des dernières soirées de carnaval ou Arlequin valet de deux maîtres, cette pièce fait bien pâle figure et n’apparaît pas, et de loin, comme la plus fascinante de l’auteur italien. Tandis que sa dramaturgie est empreinte d’un certain systématisme – notamment avec ces apartés qui clôturent bon nombre de scènes pour donner à entendre ce que les personnages ont vraiment dans la tête ou sur le coeur –, tout semble, dès les premières minutes, dramatiquement joué d’avance. Loin d’être un réel bal masqué, La Serva amorosa fait semblant de s’y adonner, et les personnages, tout comme la stricte mécanique textuelle, ont tout le mal du monde à évoluer. Loin de la haute précision d’un Molière, par exemple, Goldoni paraît hésiter entre plusieurs registres, entre plusieurs modes, et tente de faire monter une mayonnaise qui peine à prendre.
Malgré tout, en bonne experte de l’auteur italien qu’elle a déjà pratiqué à quatre reprises au cours de sa carrière – dans La Villégiature, mise en scène par Giorgio Strehler, et dans La Locandiera, La Serva amorosa et Il Campiello, montées par Jacques Lassalle –, Catherine Hiegel réussit à s’appuyer sur ce qui fait le sel, et la spécificité, de ce texte : l’ampleur des personnages féminins qui, loin d’être relégués au second plan, tiennent fermement les ficelles de l’intrigue et du destin. Face à l’intrigante et machiavélique Béatrice et, surtout, à la maligne et dévouée Coraline, les hommes paraissent, au choix, enfantins et soumis, tel Ottavio, oisifs et passifs, comme Florindo, ou naïfs et idiots, à l’image de Lelio. Sous la houlette de la metteuse en scène, même Rosaula, pourtant prédestinée à un rôle d’ingénue, passe pour une femme forte, bien décidée à épouser un homme qu’elle aime, avec la complicité de son riche marchand de père. Finement sculptées par Catherine Hiegel et servies par la performance des trois comédiennes qui les incarnent, à commencer par Isabelle Carré, impeccable en « serva amorosa » droite dans ses bottes, ces femmes tiennent à bout de bras l’échafaudage goldonien, permettent au spectacle de remplir son contrat, et deviennent, au fil des scènes, les vecteurs de la modernité qui paraissait, de prime abord, manquer au texte. Grâce à elles, Goldoni peut se targuer d’être un féministe avant l’heure, et peut, sans rougir, livrer cette ultime saillie à travers la voix de Coraline : « Vive notre sexe, et que crève sur l’heure qui ose en dire du mal ».
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Serva amorosa
de Carlo Goldoni
Traduction et adaptation Ginette Herry
Mise en scène Catherine Hiegel
Avec Isabelle Carré, Hélène Babu, Jackie Berroyer, Olivier Cruveiller, Antoine Hamel, Jeremy Lewin, Tom Pezier, Jérôme Pouly, Stanislas Stanic, et les apprenti.e.s du Studio – ESCA Ombeline Guillem et Victor Letzkus-Corneille
Décors Catherine Rankl
Lumières Dominique Borrini, assisté d’Anne Bigou
Costumes Renato Bianchi, assisté de Sandra Besnard
Musique originale Pascal Sangla
Perruques et maquillage Catherine Saint-Sever
Accessoiriste François Gauthier-Lafaye
Assistant à la mise en scène Sylvain DufourDurée : 2h45 (entracte compris)
Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris
du 25 septembre 2024 au 4 janvier 2025
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