Après Un Hamlet de moins, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano complètent leur diptyque shakespearien et utilisent la parole hallucinée d’Ophélie comme modèle pour explorer les mécanismes d’oppression et d’assignation qui pèsent sur les femmes.
Lorsque Ophélie prend la parole à la scène V de l’acte IV d’Hamlet, c’est tout un monde que la jeune femme engloutit avec elle au gré des uppercuts qu’elle décoche aux présents – Gertrude, Claudius et Laërte – et aux absents – Hamlet et Polonius. Avec un aplomb insoupçonné, elle avertit le roi et la reine du triste sort qui les attend – « Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous serons » –, s’exorcise d’un mal depuis longtemps enfoui – « Il se leva et se vêtit, / ouvrit la porte de la chambre ; / Entra la vierge, mais vierge / Jamais elle n’en sortit » – et remonte aux multiples racines de son désespoir – « Les gars le font sans hésiter, / Par Queue, ils sont blâmables ». Devant cette diatribe, Claudius et sa cour sont pris de stupeur. Celle qui devait suivre son destin tout tracé ou se retirer dans un couvent, celle pour qui les hommes, son frère, son père et son prétendant, n’ont cessé de s’exprimer, ose se délivrer de ses chaînes, faire exploser le patriarcat qui l’enserre, et révéler tout ce que le royaume du Danemark peut compter de chausse-trapes. Elle est alors, tout autant qu’Hamlet, même si la postérité lui en sait moins gré, une fautrice de troubles, qu’on a, comme bien des femmes avant et après elle, qualifiée de folle ou d’hystérique – « Leçon de la folie, pensées et souvenir associés », conclut Laërte – pour mieux discréditer sa parole menaçante pour l’ordre établi.
À ce « moment-Ophélie », comme ils le nomment, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano ont voulu redonner son lustre, et ériger la jeune femme et sa parole hallucinée en modèle puissant pour éclairer la condition féminine des décennies passées. Sur le plateau du théâtre des 13 Vents, dans un salon quasiment vide, ce n’est pas l’héroïne shakespearienne qui se présente, mais une certaine Jeanne. À la manière d’Hamlet dans le Hamlet-Machine d’Heiner Müller, elle assure ne pas être Ophélie. Au fil des minutes, elle s’impose plutôt comme son émanation, comme l’incarnation de son modus operandi, capable, par le truchement de sa pensée affolée, de convoquer le XXe siècle tout entier. Telle une cheffe d’orchestre-prêtresse qui voudrait tout dynamiter, elle donne vie à une succession de tableaux qui, de l’avortement au combat politique en passant par le domestique, mettent en lumière les mécanismes d’oppression qui pèsent sur les femmes, l’assignation dont elles sont victimes et les différentes institutions – famille, nation, marché – et instituts – maisons, couvents, hôpitaux psychiatriques, musées – qui les menacent. Avec, toujours, en toile de fond, ces hommes, multiples et variés, qui veulent les faire rentrer dans le rang lorsqu’elles osent en sortir.
Autour d’elle, l’espace devient, peu à peu, mi-psychiatrique, mi-muséal, avec son lot de chaises contre les murs, de cadres vides accrochés ça et là, de touristes, aussi, qui viennent, à intervalles réguliers, prendre ces tableaux vivants en photo. Tous sont peuplés de spectres, à l’image de celui du père d’Hamlet, d’inconnus, de figures – des soldats de la Première Guerre mondiale, des nonnes, des hommes d’affaires, un père autoritaire, des fils ingrats, une faiseuse d’anges… – et de personnalités – Simone de Beauvoir, Silvia Federici, Angela Davis, Andy Warhol, Gilles Deleuze, Jacques Rancière, Félix Guattari… – qui participent ou s’interrogent sur des scènes de la vie féminine. Puissamment référencé, sans doute jusqu’à l’excès, particulièrement dense, ce maelström fonctionne par jaillissements intellectuels successifs. Porté par la langue aussi simple que poétique d’Olivier Saccomano, qui parvient à conserver le caractère halluciné de celle d’Ophélie, il réussit à engendrer un bouillonnement savamment hypnotique.
Cette énergie du langage, Nathalie Garraud la traduit brillamment au plateau. Traitant son spectacle à la manière d’un gigantesque tableau, elle fait montre d’un travail pointilleux et pointilliste où tout est mis au service de la limpidité – les lumières et la musique, de la valse de la Mascarade d’Akram Khatchaturian au O solitude de Purcell, agissant comme des flambeaux pour se repérer de tableau en tableau – et de la fluidité. Emportés dans une immense boucle chorégraphique, qui n’est pas sans rappeler certaines pièces de Maguy Marin, les spectres convoqués donnent naissance à un ballet impeccablement cadencé. S’ils semblent parfois errer sans but, ils s’imposent en réalité, presque subrepticement, parfois sans crier gare, comme les rouages essentiels d’un grand tout, d’un univers parallèle qui n’est que le miroir grossissant du nôtre. À l’avenant, dans sa direction d’acteurs, Nathalie Garraud assume le côté le plus subversif d’Ophélie et pousse les comédiennes et comédiens à jouer avec l’étrangeté qui se dégage du plateau, et qu’ils alimentent avec gourmandise. Dans l’énergie qu’ils mobilisent, comme dans leur présence énigmatique, tous sont remarquables de justesse, à commencer par Conchita Paz, exquise dans son rôle de maîtresse de cérémonie. Il n’en fallait alors pas plus pour réussir ce bel et juste hommage à l’une des héroïnes les plus magnifiques de l’histoire du théâtre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Institut Ophélie
Une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano
Écriture Olivier Saccomano
Mise en scène Nathalie Garraud
Avec Mitsou Doudeau, Zachary Feron, Mathis Masurier, Cédric Michel, Florian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaidou, Charly Totterwitz, Maybie Vareilles
Scénographie Lucie Auclair, Nathalie Garraud
Costumes Sarah Leterrier
Lumières Sarah Marcotte
Son Serge Monségu
Assistanat à la mise en scène Romane GuillaumeProduction Théâtre des 13 vents CDN Montpellier
Coproduction Les Quinconces et L’espal — Scène nationale Le Mans ; L’empreinte — Scène nationale Brive-Tulle ; Théâtre de l’Archipel — Scène nationale de Perpignan ; Centre dramatique national de l’Océan Indien ; La Comédie de Reims — Centre dramatique national ; Les Halles de Schaerbeek — Bruxelles ; Châteauvallon-Liberté — Scène nationale ; Le Parvis — Scène nationale Tarbes-Pyrénées ; Théâtre du Bois de l’Aune
Avec le soutien du Fonds d’insertion de L’éstba financé par la Région Nouvelle-AquitaineDurée : 1h35
Théâtre des 13 vents CDN Montpellier
du 13 au 20 octobre 2022L’Archipel, Scène nationale de Perpignan
les 8 et 9 décembreT2G, CDN de Gennevilliers
du 12 au 23 janvier 2023Le Liberté, Scène nationale de Châteauvallon
le 7 marsL’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle
les 14 et 15 marsLa Comédie, CDN de Reims
du 23 au 25 marsLe Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 30 et 31 marsThéâtre du Grand Marché, CDN de l’Océan Indien, La Réunion
les 13 et 14 avrilLes Halles de Schaerbeek, Bruxelles
les 19 et 20 mai
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