Inspirée de L’Établi de Robert Linhart, la pièce de Manon Worms et Hakim Bah tente de rendre prégnantes les luttes ouvrières dans les usines Peugeot et la France des années 1960, tout juste post-coloniale, mais, à tout vouloir traiter, les deux auteurs et metteurs en scène livrent un spectacle émietté.
C’est elle le premier personnage d’une longue liste : la Peugeot 504. Cette « Indestructible » (« comme le capital ») parle en voix off : « Je suis faite de tôle et de sueur. Sous mon capot des gouttes d’huile et de sang (…) Pour me construire, on va recruter loin, on s’enfonce dans la brousse, Annaba, Gao, Tanger, Casablanca », nous dit-elle. Peugeot est alors le deuxième constructeur automobile du monde. Et pour les usagers comme pour les concepteurs, il est possible de « s’identifier totalement à sa bagnole », notamment grâce à sa palette, immense et nouvelle, de coloris – aigue-marine pour les bretons, beige céramique pour les retraités, blanc Alaska pour les jeunes lecteurs de Kerouac, blanc Arosa pour les night-clubbeurs, bleu argenté pour les VRP, caraïbes pour les expatriés, bleu clair pour les militaires, spatial pour les cadres, jaune tulipe pour les beatniks. Cette voiture, présentée au public lors du Salon de l’auto de Genève en septembre 1968, en différé de quelque mois par rapport à la date prévue en raison de Mai-68, rend « la France crédible », comme le dit l’un des personnages.
18 000 personnes travaillent sur les chaines d’assemblage à Sochaux. Il a bien fallu faire appel à la main-d’œuvre étrangère. Bakary, un jeune Malien en résistance à Modibo Keita, premier président autocrate de son pays pourtant nouvellement libre, débarque au coeur de l’eldorado français. Dans le Doubs, où il échoue après avoir été viré des Docks marseillais et enfermé dans le camp de rétention d’Arenc, il rencontre Cathy, jeune universitaire lesbienne qui rompt avec Paris et son amour pour se faire embaucher à l’usine et y insuffler la révolte, à l’instar de ce qu’a fait l’intellectuel d’extrême gauche Robert Linhart, comme il le décrit dans L’Établi paru en 1978. Sur une décennie, les lieux du récit sont nombreux et, plutôt que de faire exister le souvenir de l’un et l’autre dans ces ateliers figurés au plateau, les auteurs et metteurs en scène Manon Worms et Hakim Bah optent pour tous les montrer, faisant ainsi s’enchainer de courtes séquences aux transitions arides.
Des vidéos – films réalisés pour le spectacle ou extraits de documentaires d’époque – s’ajoutent à cet empilement qui nuit rapidement à l’édifice, et semble même entraver les quatre comédiens et deux comédiennes. Pourtant, toutes et tous s’en sortent avec dextérité tant ils sont chevronnés, comme Katell Jan, Assane Timbo, Olivier Werner ou Adil Laboudi. Ils occupent comme ils le peuvent ce plateau recouvert de bâches noires et à la forte odeur de plastique, qui rend compte, à bon escient, dès l’arrivée en salle, de l’âpreté de ce lieu de travail où – étrangement – les gestes consistent à activer des poulies pour faire descendre et remonter des seaux contenant des bleus de travail. Peut-être pour montrer la cadence des gestes répétés. En faisant bouger les doigts de son actrice Agnès Berthon, prise dans un simple rai de lumière traversant la scène et le bruit assourdissant des machines, Joël Pommerat dans Les Marchands (2006) en disait plus sur l’épuisement que Manon Worms et Hakim Bah semblent vouloir montrer dans cette pièce. L’espace est ici encombré d’éléments peu identifiables suspendus aux cintres ou inclus dans des projections énigmatiques diffusées en introduction.
Pourtant, les luttes que parcourt cette création sont essentielles et résonnent évidemment avec le présent ou ce dont nous avons hérité : celle pour des logements décents portée par un pasteur marseillais ; celle pour les droits des émigrés ; celles des homosexuelles en train d’inventer ce qui ne se nomme pas encore le FHAR et le MLF ; les combats de patrons qui perpétuent la domination coloniale, notamment envers cette population immigrée corvéable à merci sous la menace du non-regroupement familial. Construite à partir non pas du seul livre de Linhart, mais de témoignages collectés et d’études d’archives, la fiction, comme si elle avait été trop documentée, peine à rendre palpable le mouvement de révolte qui constitue, pourtant, son sujet principal, et s’épuise quand bien même une chanson vient lui donner du liant – Le Temps des fleurs de Dalida. C’est, au final, dans des moments sans paroles, comme lors du piquet de grève autour d’un brasero, qu’Indestructible trouve une consistance qui lui manque le reste du temps.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Indestructible
Texte et mise en scène Manon Worms, Hakim Bah
Avec Émilien Audibert, Katell Jan, Adil Laboudi, Julie Moulier, Assane Timbo, Olivier Werner
Scénographie et costumes Clara Hubert, Ninon Le Chevalier
Son Marion Cros
Vidéo Jean Doroszczuk
Lumière Léa Maris
Régie son et générale Margault WilkommProduction Compagnie Krasna ; Compagnie Paupières Mobiles
Production déléguée Compagnie Krasna
Coproduction Les Célestins – Théâtre de Lyon ; La Garance – Scène nationale de Cavaillon ; Théâtre de la Cité Internationale – Paris ; Châteauvallon-Liberté – Scène nationale ; Les Ateliers Médicis – Clichy-Montfermeil
Avec le soutien de la DRAC Provence‑Alpes‑Côte‑d’Azur, de la Région Sud, de la ville de Marseille et de l’ADAMI, de l’Institut français dans le cadre du programme « Des mots à la scène », de Montévideo – Marseille, de la cité internationale des arts, du Festival Parallèle
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLa Compagnie Krasna est en résidence de création et dʼaction artistique de 2024 à 2025 au Théâtre de la Cité Internationale – Paris. Le texte Indestructible est lauréat du Fonds SACD Théâtre 2024.
Durée : 1h40
Théâtre des Célestins, Lyon
du 8 au 18 janvier 2025Théâtre de la Cité internationale, Paris
du 27 janvier au 8 février
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