Inspiré de La Divine Comédie et de son auteur lui-même, Il viaggio, Dante, le dernier opéra de Pascal Dusapin créé au Festival d’Aix-en-Provence, se présente à la fois comme une descente aux enfers et une plongée dans l’âme humaine tourmentée. Un aride et fascinant voyage.
Le compositeur français revient à Aix où il avait déjà créé en 2008, Passion, un opéra de chambre dans le cadre intime du Théâtre du Jeu de Paume. Sur la scène du Grand Théâtre de Provence, se déploie cette fois, ce qu’il appelle lui-même un « opératorio », aux moyens orchestraux et scéniques plus conséquents. Signataire d’une œuvre où il convoque des monuments littéraires (pour mémoire pas moins que le Faust de Goethe ou plus récemment Penthésilée de Kleist et Macbeth de Shakespeare), Dusapin s’est tourné vers la plume fondatrice de Dante Alighieri, dont La Divine Comédie l’accompagne voire l’obsède depuis longtemps. Dans un travail d’adaptation dantesque mené en collaboration avec son librettiste Frédéric Boyer, il s’attache à faire entendre clairement les mots et la beauté de la langue vernaculaire du poète italien. Celui-ci occupe d’ailleurs le premier rôle de la pièce et se voit même dédoublé. L’homme au centre de sa vie est admirablement campé par Jean-Sébastien Bou, toujours aussi à l’aise avec les écritures contemporaines et captivant dans les personnages sombres, désœuvrés, aspirés par le vide et l’auto-destruction. La particularité de son Dante est d’être confronté au jeune homme qu’il était autrefois, interprété par la chanteuse Christel Loetzsch. Dans sa quête spirituelle, il est accompagné des litanies d’un choeur formant une onde de voix célestes, du Virgile d’Evan Hughes, de la Sainte-Luci de Maria Carla Pino Cury aux aigus stratosphériques et enfin de Béatrice, sa muse et divine intercesseuse confiée à Jennifer France à qui le compositeur réserve ses accents les plus lyriques.
Le voyage annoncé dès le titre de l’œuvre se présente surtout comme une errance mentale. La nuit qui baigne le plateau d’une obscurité ténue rend propice le déploiement délirant de visions hallucinées. La pièce construite en un prologue et sept tableaux s’ouvre sur un film lynchéen où Dante est au volant de sa voiture, égaré sur la route étroite et sinueuse qui traverse la silva oscura. L’apparition fugace et répétée du fantôme d’une jeune femme en robe rouge, sa Béatrice, s’impose à lui au point qu’il en perd le contrôle de son véhicule. Entre la vie et la mort, Dante, entame un dernier voyage qui s’offre avec une vraie force poétique et spectaculaire, d’un point de vue aussi bien musical que théâtral. Il y règnent des atmosphères étranges, des climats visuels et sonores qui transpirent d’un mystère, d’une intranquillité, d’une désolation qui saisissent.
Pour sa création mondiale, Il viaggio, Dante est défendu en fosse par le chef Kent Nagano dont le geste est ample, attentif, méditatif, formidablement précis et délié, jamais appuyé. Sans effets dispendieux, la composition n’abonde pas en furieux débordements mais laisse s’épanouir de sourds et troubles grondements infernaux. Les couleurs souterraines de l’orchestre solennisé par la présence d’un orgue contrastent avec celles plus éthérées du glass harmonica. Douceur et âpreté se conjuguent dans un bouillon sonore toujours expressif car pleinement habité d’une angoisse existentielle dynamisée par quantité de rires, de pleurs, de cris stridulants.
Amateur de psychologie, Claus Guth aime explorer, disséquer même, l’inconscient des personnages et leur profonde humanité. Il ne s’en prive pas dans sa mise en scène complexe qui brouille les pistes et ouvre le sens en empruntant aussi bien au film noir qu’au music-hall. Il accentue parfois la gravité et la complexité de ce qui est raconté et semble aussi vouloir le dédramatiser. Dans un costume pailleté, le narrateur Giacomo Prestia s’avance vers un micro sur pied pour attirer l’attention de l’auditoire tel un Monsieur Loyal. La catabase dans laquelle Dante suit Virgile commence d’abord dans un couloir lugubre où les damnés attendent et se laissent aller à des comportements déviants incontrôlés. Elle s’achemine ensuite vers ce qui pourrait être une salle de théâtre ou de cinéma défraîchie où s’animent les âmes en peine. Les cercles que traverse Dante s’y apparentent à des numéros de cabaret et d’illusions d’une inquiétante étrangeté sous la houlette de la voix des damnés, génial Dominique Visse, vitupérant en travesti décati, une figure aussi bouffonne qu’effrayante aux éclats vocaux sardoniques.
Après l’Enfer et le Purgatoire, une longue avancée vers la lumière aveuglante conduit au Paradis. Mais cette ultime étape du voyage n’offre pas de résolution. Dante nage dans son sang et ne donne aucune preuve d’apaisement. Ce ne sera donc pas une franche rédemption mais toujours l’indétermination qui conclut cette puissante et obscure traversée.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Il Viaggio, La Divine Comédie de Dante
de Pascal Dusapin
Opéra en sept tableaux
Livret de Frédéric Boyer d’après Vita Nova et Divina Commedia de Dante
Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
Décors Étienne Pluss
Costumes Gesine Völlm
Lumière Fabrice Kebour
Vidéo rocafilm
Dramaturgie Yvonne Gebauer
Collaboration aux mouvements Evie Poaros
Assistant à la direction musicale Volker Krafft
Chefs de chant Alfredo Abbati, Yoan Hereau
Assistant à la mise en scène Aglaja Nicolet
Assistante aux décors Clémence de Vergnette
Assistante aux costumes Madeline Cramard
Ingénieur du son Thierry CoduysDante
Jean-Sébastien Bou
Virgilio
Evan Hughes*
Giovane Dante
Christel Loetzsch
Beatrice
Jennifer France
Lucia
Maria Carla Pino Cury
Voce dei dannati
Dominique Visse
Narratore
Giacomo PrestiaDanseuses et danseurs
Evie Poaros, Gal Fefferman, Marion Plantey, Alexander Fend, Nikos Fragkou, Hannah Dewor, Uri Burger, Victor VillarrealChœur de l’Opéra de Lyon
Chef de choeur
Richard WilberforceOrchestre de l’Opéra de Lyon
*Ancien artiste de l’AcadémieCommande du Festival d’Aix-en-Provence, Opéra National de Paris
En coproduction avec l’Opéra National de Paris, Saarländisches Staatstheater Saarbruücken, les Théâtre des la Ville de Luxembourg
Avec le soutien de Madame Aline Foriel-Destezet, grande donatrice d’exception du Festival d’Aix-en-Provence
Avec le soutien de Jean-François Dubos, le Cercle Incises pour la création contemporaineDurée : 1h55
Festival d’Aix-en-Provence 2022
Grand Théâtre de Provence
les 8, 13, 15 et 17 juillet
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