Dans un travail sans concession avec eux-mêmes, les membres du groupe italien Kepler-452 livrent une vigoureuse œuvre théâtrale, résultante de leur temps passé avec quelques ouvriers et ouvrières, présentes sur scène, d’une usine située aux alentours de Florence et occupée depuis 2021. Le Capital, un livre que nous n’avons pas encore lu, assurent-ils en titre, mais ils témoignent de la violence infamante de ce système auquel ils résistent collectivement tant bien que mal. Car rien n’est univoque. C’est l’autre force de Il Capitale.
Pas besoin de s’encombrer. Devant un rideau de lanières en plastique, un mégaphone. Qui ne servira pas. La violence est sourde et assommante d’emblée. Dario Salvetti, porte-parole de l’ex-GKN, entreprise de composants pour voitures, s’avance pour énoncer que lui, ses 421 collègues et 80 intérimaires ont été virés par mail. C’est la marque du capital que de ne pas se soucier des êtres humains qui le font tourner. « Nous devrions les féliciter, ils ont bien fait leur travail ». La suite de Il Capitale, créé en 2023, ne sera pas une litanie de témoignages. Ça ne suffit pas à faire du théâtre. Encore faut-il transformer cette matière, mais ne pas la trahir avec des artistes qui jouent aux plus malins et se placent en surplomb. Jamais ça n’arrivera durant ces 95 minutes. D’abord parce que Enrico Baraldi (à la mise en scène) et Nicola Borghesi (au plateau) se sont installés plusieurs semaines dans cette usine occupée depuis ce sinistre 9 juillet 2021. Et qu’il en résulte un spectacle qui vient du ventre. Rarement une parole n’aura été aussi percutante, tant elle émane d’une vraie rencontre entre des ouvriers en révolte et des artistes qui agissent comme des citoyens, avant de se réfugier derrière leur statut.
Après la crise du Covid-19 en 2020, ils ont refusé de contribuer au redémarrage insouciant de leur pays, et se sont penchés sur les conséquences de la levée de l’interdiction des licenciements opérée durant cette trêve sanitaire. En parallèle de leur désir de s’attaquer aux 1200 pages du Capital de Marx – qu’ils brandissent dans une version élimée sur scène –, ils sont donc allés voir dans les usines elles-mêmes. Parmi toutes celles touchées par des fermetures, celle de GKN de Campi Bisenzio, en banlieue de Florence, a attiré toute leur attention, comme celle des politiques, des journalistes et de la population. Au jour de la représentation, le 4 février 2025, l’ex-GKN était toujours occupée par environ 150 personnes qui ne touchent plus de salaire depuis début 2024. Et la procédure de licenciement a été jugée illégale par la justice italienne.
Si Il Capitale a cette force, c’est aussi parce qu’aucune personne n’est réduite à sa condition. Le capitalisme enferme, assigne, norme, réduit, simplifie – les Albanais au contrôle qualité, les femmes au ménage… ? Le théâtre de Kepler-452 – fondé en 2017 à Bologne et habitué à travailler avec des amateurs qu’ils nomment « acteurs du monde » – agrandit, complexifie, désenserre. Certes, les journalistes présents, qui viennent en masse dès que les salariés ont fait tomber le lourd portail métallique et se sont emparés du site, sont moutonniers, mais celle à qui l’un des ouvriers parle est aussi précaire qu’eux, « payée à l’article ». La famille qu’évoque l’un des trois salariés qui se succèdent sur scène ? Elle n’est pas nucléaire ni celle du sang, elle est plus grande, elle est « immense », et c’est celle des travailleurs de Auchan, de Carrefour et d’autres camarades. L’idée « qu’une famille puisse fermer à un moment donné est impensable ; les familles peuvent mourir, mais qu’elles puissent fermer, nous n’y avions jamais pensé ». Et puis, les épouses des uns ou les maris et enfants des autres apparaissent aussi. « Papa, tu sens l’usine ». Sans diorama, l’odeur est là sur ce petit plateau, de même que l’infinité du hangar avec la projection de quelques images vidéo du lieu.
C’est cette conscience, qui dépasse leur cas personnel, qui est au cœur de leur lutte pour enrayer l’hémorragie de ce qu’elles et ils ont toutes et tous perdu : le temps. Les gestes sur les machines-outils répétés ad nauseam, et que l’acteur peine à reproduire durant quelques secondes, ont été réalisés au détriment du quotidien et des « je t’aime » non dits à son enfant. Sans s’appesantir dans cet espace nu tout juste traversé par leurs outils – un établi, un saut à serpillère… –, et même s’ils emploient très souvent le pronom « on », expression de leur attachement viscéral au collectif, Tiziana De Biasio, Alessandro Tapinassi et Francesco Iorio observent aussi, sans jugement, ceux et celles qui quittent la lutte, ne répondent plus aux messages, comme un écho au préambule : « En général, ce sont les ouvriers qui cèdent ». Parce que lutter n’est pas une évidence, rappellent-ils. L’épuisement tant moral que physique en est une composante. Et comme « le plus difficile c’est d’y croire, j’ai choisi la facilité », dit l’un d’eux, désespéré d’avoir lâché.
Mais là encore, la forme du témoignage s’entrecroise avec d’autres formes de récits. Et notamment celui du comédien qui questionne sa place de « bon à rien ». Il admet découvrir dans l’usine « des visages différents de ceux qu’il voit habituellement », manger ce qu’il n’a jamais mangé, du sanglier par exemple. Les stéréotypes ont la vie dure. Pour les amoindrir, encore faut-il être capable de les regarder comme il le fait là. Par ailleurs, la présence d’un artiste dans cette occupation, la plus longue de l’histoire syndicale transalpine, n’est pas si saugrenue que ça. Car, au fil de ces années, l’art est entré dans l’usine – organisation de festival de littérature, concerts, expositions… – et a agi comme un ciment dans la structuration de ce mouvement de coopérative ouvrière, appelé GFF (GKN for Future). Puisque la colère, centrale, jamais niée, souvent nommée dans ce spectacle, n’est pas suffisante, il a fallu, et il faut encore, trouver des langages pour que l’édifice de l’occupation tienne. Mettre des majuscules aux mots Société, comme le fait le fonds d’investissement Melrose qui a racheté l’usine, n’est qu’une coquetterie sans aucun sens. Et du sens, c’est précisément ce que cherchent toutes celles et tous ceux qui autogèrent désormais ce matériel, afin qu’il ne soit pas promis à la délocalisation, dans des conditions plus (éco)-responsables que par le passé.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Il Capitale. Un libro che ancora non abbiamo letto
Un projet de Kepler-452
Texte et mise en scène Enrico Baraldi, Nicola Borghesi
Avec Nicola Borghesi, Tiziana De Biasio, Alessandro Tapinassi, Francesco Iorio, Dario Salvetti – GKN Workers Factory Collective
Scénographie et lumière Vincent Longuemare
Son Alberto Bebo Guidetti
Vidéo et documentation Chiara Caliò
Conseils technico-scientifiques sur Le Capital de Karl Marx Giovanni Zanotti
Assistanat à la mise en scène Roberta Gabriele
Machiniste Andrea Bovaia
Régie lumière Lorenzo Maugeri
Régie son et vidéo Francesco Vacca
Responsable d’atelier et chef menuisier Gioacchino Gramolini
Décoration Ludovica Sitti avec Sarah Menichini, Benedetta Monetti, Rebecca Zavattoni
Décors et accessoires atelier de l’ERT – Emilia Romagna Teatro
Recherche iconographique et image affiche Letizia CaloriProduction Emilia Romagna Teatro ERT / Teatro Nazionale
Durée : 1h40
Célestins, Théâtre de Lyon
du 4 au 8 février 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !