Grand connaisseur de l’écriture de Philippe Minyana pour l’avoir beaucoup arpentée, Laurent Charpentier y revient avec Fantômes. Il s’y met en scène avec Hugues Quester, en appuyant trop sur la part poétique et artificielle de l’écriture pour en faire apparaître aussi la dimension très concrète. L’allure précieuse de cette traversée de la mémoire familiale fait obstacle à sa profondeur.
« Fantôme », remarque le comédien et metteur en scène Laurent Charpentier dans l’entretien qui fait office de feuille de salle au Théâtre de la Ville Sarah Bernhardt, « est l’un des mots qui revient le plus souvent sous la plume de Philippe [Minyana]. Il est bien placé pour le savoir. Dès le début de sa collaboration avec l’auteur, en 2007, il se retrouve à donner chair aux spectres qui hantent depuis toujours l’œuvre qui n’a jamais cessé d’être prolifique ni largement montée depuis le début des années 1980. Le titre de la pièce qu’écrit alors pour lui Philippe Minyana contient d’ailleurs le mot récurrent : c’est J’ai remonté la rue et j’ai rencontré les fantômes, et il y incarne un homme qui en revenant dans son village d’enfance rencontre dans les maisons qu’il visite des bribes de son passé. En jouant les textes que Minyana continue d’écrire pour lui – viennent ensuite Sous les arbres. De l’amour et 21 rue des Sources – ou en mettant en scène une pièce existante qu’il interprète avec deux autres acteurs – Frères et Sœur, créé comme les autres pièces citées au Théâtre de la Ville –, Laurent Charpentier se fait au fil des années l’intime des morts et des vivants qui se fréquentent de près dans ce théâtre, dans les chemins toujours sinueux qui sont ceux de la mémoire.
Fantôme est donc le dernier pas en date de Laurent Charpentier dans un territoire ambigu déjà bien connu. Publiée comme l’ensemble de l’œuvre de Minyana aux Solitaires Intempestifs, dans un recueil rassemblant cinq pièces écrites entre 2021 – 2023, cette pièce emmène le comédien et metteur en scène dans une intimité avec l’auteur que lui permet le long chemin parcouru à ses côtés. À l’origine guère destiné à être porté sur scène, Fantômes est en effet le texte le plus autobiographique de Philippe Minyana que Laurent Charpentier ait exploré jusque-là. Il offre en cela bien des clés pour comprendre l’univers de cet auteur, en particulier son effort à mettre des humains de chair et d’os sur les traces de leurs ancêtres qui ne sont plus qu’à travers les souvenirs qu’ils ont laissés. Dans Fantômes en effet, le dramaturge aborde frontalement une mort qui plane sur l’ensemble de son théâtre, sous des formes plus ou moins détournées, plus ou moins fictionnalisées : celle de sa mère, qui se suicide à l’âge de 58 ans. À la demande de Laurent Charpentier, qui manifeste l’envie de faire théâtre de cette enquête autour de la figure maternelle, Philippe Minyana adapte son récit en prenant en compte les acteurs qui le prendront en charge : Laurent Charpentier lui-même, et son ami le comédien Hugues Quester, qui en tant que membre de la troupe d’Emmanuel Demarcy-Mota contribue à ancrer un peu plus dans la maison la complicité entre Laurent Charpentier et Philippe Minyana.
Fantômes est donc à plusieurs égards une histoire d’amitiés. C’est aussi une histoire de temps, qui solidifie les liens tout autant que les obsessions. « Histoire du temps. Histoire des corps. Des yeux, des mains, des expressions, des décors. Années trente, quarante, cinquante, soixante, soixante-dix (…) », dit Laurent Charpentier dans Fantômes, où il incarne un homme qui porte son prénom, de même qu’Hugues Quester. Dans sa réécriture pour la scène, Philippe Minyana met en jeu son propre texte, au sens propre, en faisant en quelque sorte endosser aux deux comédiens la paternité des mots qu’ils prononcent et de la recherche qu’ils mènent. L’auteur prend ainsi distance avec son histoire, tandis que s’en rapprochent ceux qui s’emparent de la pièce au point de la raconter en leur nom, ou en celui de leur double théâtral. Autant qu’avec les disparus qui rôdent dans le présent, si nombreux au moment de la pandémie pendant laquelle est écrit Fantômes, c’est donc avec les conventions théâtrales que joue le trio formé par l’auteur et les deux comédiens. Cette approche ludique de la tragédie, très propre au théâtre de Minyana, était des plus prometteuses. Le jeu de ces Fantômes se prend hélas trop au sérieux pour lui permettre d’inclure les spectateurs parmi ses joueurs. L’amusement, de même que la douleur qui en est inséparable, est donc bien privé.
Les règles du jeu sont pourtant simples, très minimalistes comme souvent chez Philippe Minyana : à partir de photographies de famille, il s’agit pour Laurent d’accompagner Hugues dans une traversée des souvenirs qui mènera au suicide de sa mère. Laurent Charpentier ancre cette traversée dans un décor semi-naturaliste qui donne le ton de son geste. Dessinant les contours d’un intérieur bourgeois tout en soulignant bien la nature théâtrale de l’espace, notamment avec un écran où seront projetées des images toujours différentes de celles que celles que décrivent les deux amis, la scénographie réalisée par Laïs Foulc inscrit les acteurs dans un entre-deux où il y a peu de place pour la vie simple, pour la réalité banale qui innerve l’écriture. Cela va jusqu’à créer une forme de surplomb de la part des comédiens, lorsqu’ils s’attèlent photos à l’appui à décrire l’existence rurale de la famille d’Hugues. Alors que l’on se doute qu’il s’agissait pour l’auteur d’effacer ou du moins d’atténuer les frontières entre ville et campagne tout comme il le fait avec la vie et la mort, le passé et le présent.
Dans sa manière de guider la mémoire de son ami, Laurent Charpentier emprunte souvent une posture de « sachant » dont les commentaires qui oscillent entre la pseudo-psychologie et la pseudo-sociologie font barrage à la convocation des êtres du passé dont Philippe Minyana tente d’exprimer la complexité en dépit de cadres sociaux et économiques contraignants à l’extrême. Jusqu’à la figure principale de tous ces disparus, la mère, est privée d’une grande partie de sa densité de « femme qui a tout perdu. Qui espérait beaucoup, qui a été si déçue qu’elle n’a pas trouvé d’autre moyen que de mettre fin à l’histoire, avec beaucoup de courage, d’obstination ». Dans un registre de jeu beaucoup plus onirique que Laurent Charpentier, Hugues Quester prononce ces phrases et toutes celles qui composent sa partition comme dans un rêve. Cultivant un écart conséquent entre les mots concrets de l’auteur et ses gestes, volontiers abstraits, l’acteur fait définitivement pencher ces Fantômes dans une forme de préciosité un peu fantastique, vaguement légendaire. Au détriment du familier, du terre-à-terre qui est le terrain sur lequel Minyana construit ses promenades qui souvent étonnent. Hélas pas cette fois.
Anaïs Heluin -www.sceneweb.fr
Fantômes
Texte : Philippe Minyana
Mise en scène : Laurent CharpentierAssistant mise en scène : Maxime Contrepois
Scénographie et lumières : Laïs Foulc
Photographie et vidéo : Hervé Bellamy en collaboration avec Thomas Bouvet
Création sonore : Madame MiniatureAvec Hugues Quester & Laurent Charpentier
Production Théâtre O.
Le Texte Fantômes de Philippe Minyana est publié aux Editions Les Solitaires intempestifs dans Théâtre (2021-2023) volume 2.
Durée : 1h15
Théâtre de la Ville Sarah Bernhardt – La Coupole
Du 27 février au 9 mars 2024
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