Dans un monologue qui jamais ne plombe mais explose en tous sens de la pulsion vitale de son autrice, Sarah Marcuse témoigne de l’inceste vécu enfant. Holyshit ! fait le choix du mouvement permanent pour transcender son sujet mais ne l’évite pas pour autant. Un équilibre subtil qui ne tait pas la souffrance mais apprend d’elle pour mieux la dépasser.
« Par où je commence ? ». C’est par une interrogation que s’ouvre ce seule en scène en phase avec la libération de la parole actuelle. Notre époque affronte ses démons, l’enjeu sociétal est énorme et déterminant pour la suite, l’intime devient affaire publique car reflet du politique et il nous concerne toutes et tous. Andréa Bescond avait ouvert la brèche pour aborder au plateau un sujet repoussoir, l’inceste, avec Les Chatouilles, passant par les mots et la danse pour expulser son histoire traumatique. Avec Holyshit !, Sarah Marcuse apporte sa pierre à l’édifice et répond à la promesse qu’elle s’était faite enfant d’écrire son histoire. Mais par où commencer pour raconter ça ? L’innommable, l’indicible, comment en parler justement ? Sur le plateau, des piles de livres dans un coin à même le sol, comme une réserve à portée de main où la comédienne vient puiser pour étayer son chemin. Des cailloux pour petit Poucet perdu. Sarah Marcuse a fait le choix de la sincérité. Et si elle ne lâche pas le mot tout de suite, si elle tourne autour avant de se lancer à corps perdu dans le sujet, ce n’est pas qu’elle renâcle à plonger, c’est qu’elle nous ménage en préparant le terrain, elle ouvre des pistes puis les referme aussitôt pour mieux les retrouver plus tard. Cette entrée en matière narrative donne le ton, celui de la spontanéité, donne le tempo, celui du rebond. Malgré la souffrance ranimée, jamais elle ne s’appesantit dans un état. Et cette façon de toujours tourner la page lui permet de tout traverser, le chaos intérieur, la colère, la culpabilité, l’anesthésie physique et mentale, la répétition du schéma dans les relations, l’extase charnelle, la sensualité, la maternité, la peur, comme une compagne encombrante…
Sarah Marcuse a de l’énergie à revendre, elle habite intensément le plateau, incarnée au plus haut degré dans un corps leste et félin qui prend sa place et l’espace avec une aisance admirable et une joie communicative. En se lançant à corps perdu sur le plateau, en assumant son histoire sans détours ni personnages, elle témoigne de son drame, le malaxe jusqu’à plus soif, l’attrape par la pensée, la mystique, la transe et d’autres techniques improbables pour réveiller son corps éteint, sa sexualité en berne, sa sensualité en sommeil. Tout, elle essaye tout, portée par une rage incandescente de sortir du statut de victime, de croquer la vie à pleines dents, de reprendre le dessus sur son vécu. Entre son journal qu’elle lit en pointillé, blottie sous la table en bois, comme pour mieux trouver refuge dans les mots déposés, entre ce petit théâtre d’objets miniatures qu’elle dépose sur ce castelet de fortune, figures représentatives des proches qui comptent et participent de son parcours de libération, elle propose une série d’allers-retours entre l’enfance et l’âge adulte. Et le mouvement ainsi engagé insuffle une dynamique propice à enrayer tout pathos. On la suit dans ses affres, on la suit dans ses élans et ses chutes, on la suit dans son chemin de résilience.
Jamais impudique, elle ne mâche pourtant pas ses mots qui sont comme des bouées de sauvetage pour comprendre l’impensable et ses dégâts. Car c’est avec eux qu’elle trace le fil de ce récit cabossé, avec eux qu’elle reconstruit sa vie éparpillée, se réapproprie son corps et le réconcilie avec son cerveau. Evoquant la scène traumatique, elle exprime avec une impressionnante acuité la dissociation de l’enfant dont le corps, découvrant le plaisir dit « encore » tandis que la tête voudrait fuir. Et la honte de ne pas avoir su dire non. A l’image de cette comédienne tout feu tout flamme qui tient à pleines poignes le gouvernail d’un navire en pleine tempête, ce monologue bouleversant nous chahute et nous entraîne dans sa confusion, ses errements et son cap, intransigeant. Coûte que coute sortir de l’impasse du passé et vivre au présent, pleinement. Dans un mélange de finesse et de jurons charmants, Sarah Marcuse décrit remarquablement la difficulté de s’en sortir tout en y mettant toute sa foi. Son spectacle est un rituel cathartique frémissant, le fruit d’une volonté farouche de dire « merde » au trauma, avec un sourire ni forcé ni artificiel mais la résonance d’une force intérieure immense.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Holyshit !
Écriture, conception et jeu : Sarah Marcuse
Co-mise en scène et direction d’acteur : Madeleine Raykov
Graphisme & conception affiche : Nicole Rossi & Atelier Litho
Communication digitale : Christian Morel
Diffusion & presse : Sibylle Blanc
Régie & son : Lara Beswick
Chapitres-clips : Sarah Perrig, Nicole Rossi & Sarah Marcuse
Administration & comptabilité : Léonore Friedli
A partir de 15 ansDurée : 1h15
Du 13 février au 23 mars 2024
Au Théâtre de la Reine Blanche
mardi et jeudi à 21h, samedi à 20h
GENÈVE — LES MONTREURS D’IMAGES
8 avril > 19 mai 2024LAUSANNE — PULLOFF
15 > 27 juin 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !