En s’emparant d’une histoire vraie, celle du premier marché noir sur internet, Léonard Matton tire les fils d’une trajectoire révélatrice de notre société. Et la transforme en matière théâtrale épique. HPNS ou comment être à la fois un pirate de l’informatique et le capitaine d’un navire marchand sans limites.
Thème passionnant, on ne peut plus d’actualité et aux prises avec les enjeux de notre époque, auquel s’attache ici Léonard Matton, capitaine de ce seul en scène dont il est tout à la fois l’auteur, le metteur en scène, le scénographe et le comédien. C’est dire l’ambition et la prise de risque du projet. Habitué à être le chef de troupe de pièces chorales, notamment de répertoire, et de spectacles immersifs envoûtants, Léonard Matton ouvre ici un nouveau chapitre de son parcours artistique. Et embrasse son sujet avec la passion et le sérieux qu’on lui connaît, et cette façon, engagée, d’aller au bout des choses. HPNS, son texte, ultra documenté et romanesque à la fois, s’inspire d’une histoire vraie et le dit d’emblée, ou plutôt l’écrit sur l’écran du fond de scène : “Ce sont des faits. Des faits réels”. Car les projections vidéo tiennent une place fondamentale dans ce spectacle qui réussit la gageure de rendre théâtral l’environnement numérique où se déploie ce récit d’aujourd’hui, abracadabrant et cauchemardesque. HPNS qui emprunte son titre au High Pressure Nervous Syndrome, ce syndrome nerveux des hautes pressions, explicité dans la pièce, retrace le parcours fascinant et tragique du créateur du premier marché noir sur le darknet. Les geeks en matière de physique quantique et de nouvelles technologies baigneront assurément dans un univers familier. Que les autres ne s’effraient pas, si la pièce est dense en informations et en références, brasse théories économiques et réflexions philosophiques, elle reste accessible et tient le public en haleine dans l’enchaînement vertigineux, causes et conséquences imbriquées, qui se produit sous nos yeux.
L’ascension et la chute de ce jeune américain, Ross Ulbricht, devient matière à penser brûlante dans une société du tout contrôle et du tout commerce, régie par les banques et le big Data, où la vie privée s’étiole dans les algorithmes qui nous traquent, où la sphère d’internet offre un espace de liberté illusoire, elle devient matière à jouer pour le comédien qui incarne seul au plateau cet anti-héros du XXIème siècle, personnalité exaltée et complexe, utopiste à sa façon, portée par des convictions politiques libertariennes. Comme pour mieux éclairer sa solitude et la spirale dans laquelle il trébuche et s’enfonce, Léonard Matton a fait le choix, fort et audacieux, de se projeter lui-même dans les personnages satellites qui jalonnent l’engrenage déployé au rythme d’une accélération de scènes haletantes. Que ce soit l’ami avec qui il échange sur sa vision du monde, son associé à la librairie où il travaille au début, la petite copine à qui il se confie, puis les acheteurs et vendeurs sous pseudonymes anonymes de son site, et enfin les policiers chargés de l’enquête, Léonard Matton joue la carte du transformisme, physique et vocal, et use des différents écrans, soit comme surface de projection soit par transparence pour déployer ses doubles, les autres protagonistes de ce manège infernal. En homme-orchestre, il avance en première ligne, au cœur névralgique de ces jeux de rôles infinis qui symboliquement en disent long sur notre rapport au réel, aux identités virtuelles et aux dérapages qui en résultent.
De cette fable absurde, Léonard Matton en a tiré une tragédie contemporaine, un drame grotesque, charriant sa dose d’humour et de folie, une épopée scénique glaçante et terrifiante déployant son maillage au gré du piège qui se referme petit à petit. Avec malice et un clin d’œil aux rêveries de l’enfance, Léonard Matton file au plateau la métaphore de la piraterie. Le site illégal s’intitule ici “La Route des épices”. Qu’à cela ne tienne, c’est en pirate des temps modernes que l’acteur embrasse son récit. La scénographie et la bande son (très belle composition musicale de Claire Mahieux) accompagnent cette épopée de chambre, ce huis clos où tout se joue par écran interposé. Le lit en bois devient bateau prêt à naviguer dans les eaux mouvantes de la webosphère. Acteur du décor évolutif, Léonard Matton dresse son mât, le manche d’un balai fait office de proue mais surtout, il hisse et déploie au fur et à mesure de la représentation les voiles, grandes bâches qui deviennent les surfaces de projection des vidéos somptueuses et ingénieuses signées Paulo Correia (remarquable travail visuel à souligner). On surfe littéralement à vue entre géographie réelle et virtuelle au fur et à mesure que le monde extérieur s’estompe au profit d’une cartographie mentale. Sans juger son personnage, en rendant grâce à son panache intellectuel, à la fougue de sa jeunesse, en n’occultant pas la naïveté et la névrose qui le font courir à sa perte, en zoomant sur la peine impensable qu’il encourt, Léonard Matton fait de son histoire le flambeau d’une réflexion qui englobe le rôle et le sort des lanceurs d’alerte aujourd’hui (Julian Assange, Edward Snowden, Aaron Swartz sont évoqués), il questionne nos libertés individuelles à l’heure du traçage en ligne, ces nouveaux visages de la folie autant que de la répression, et ce que deviennent nos utopies dans ce système. On sort de ce spectacle les neurones en fusion, éberlué et ébranlé par cette trajectoire éminemment romanesque et, qui l’eut cru, théâtrale.
Marie Plantin – Sceneweb.fr
HPNS
TEXTE + MISE EN SCÈNE + JEU + SCÉNOGRAPHIE= Léonard Matton
ASSISTANAT MISE EN SCÈNE= Camille Delpech
DIRECTION D’INTERPRÉTATION= Roch-Antoine Albaladéjo
LUMIÈRES= Sabrina Manach
MUSIQUE / SON= Claire Mahieux
VIDÉOS= Paulo CorreiaCoproduction : Espace des arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône, La Maison, scène conventionnée Nevers-Agglomération, Théâtre d’Auxerre, scène conventionnée.
Avec l’aide de : DRAC Bourgogne-Franche-Comté, Région BFC, Département de l’Yonne, Fondation Polycarpe aide l’écriture du texte et la composition de Claire Mahieux
Et le soutien de : Le Centquatre, Théâtre Paris-Villette, Théâtre Sud-Est de Villeneuve-Saint-Georges, TEC de Plaisir.Durée : 1h25
Du 15 au 18 mars 2023
Au Théâtre de la Reine BlancheLe 31 mars 2023 au T.E.C, Plaisir
Le 2 avril 2023, au Théâtre Villon, Vesoul
Les 23 et 24 mai 2023, à l’Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône
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