Au Monfort, Guillaume Durieux et ses comédiens peinent à tirer profit de la plongée dans les eaux troubles de la vie politique brésilienne orchestrée, avec noirceur, finesse et étrangeté, par Alexandre Dal Farra.
Dire sans dénoncer, suggérer sans démontrer, telle est la corde raide sur laquelle se tient Alexandre Dal Farra. Encore peu connu sous nos latitudes, mais déjà prophète en son pays, le Brésil, où il a prétendu aux prix les plus importants, le jeune dramaturge est de ceux qui portent la plume dans la plaie, notamment dans sa trilogie Abnégation qui croque les bas-fonds de la vie politique brésilienne. Ecrite du temps de Dilma Rousseff, et de la décadence du Parti des travailleurs, elle en montre les arcanes et les machinations, la violence et la perversion, tout aussi décelables dans nos démocraties occidentales. Plutôt que de passer par la voie du théâtre documentaire ou de la fiction politique en bonne et due forme, Alexandre Dal Farra opte toutefois pour un chemin de traverse, plus sinueux et escarpé, qui donne du fil à retordre à Guillaume Durieux.
Aux commandes de la première partie de cette trilogie, qu’il a choisi d’adapter au Monfort, le metteur en scène doit composer avec un fil narratif qui ne cesse de se rompre à mesure qu’il se tisse. L’affaire qui réunit les cinq protagonistes dans la salle obscure d’un parti politique non identifié, et sur laquelle rien ne filtrera, paraît moins importante que le quintette lui-même. Pis, les personnages, sur lesquels peu de choses, là aussi, filtreront, intéressent moins le dramaturge pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils font, et surtout pour les rapports qu’ils entretiennent, et qui ne cessent d’évoluer. D’une fine étrangeté, son écriture se fait, à la fois, elliptique et percussive, et se nourrit des parts d’ombre qu’elle crée et se plait à entretenir. S’en dégage une étonnante noirceur qu’il est impératif de dompter pour éviter de se faire dévorer.
Las, Guillaume Durieux s’est arrêté au milieu du gué. Au lieu de pousser les feux de l’indignité et de transformer la scène de la cabane du Monfort en backroom politique digne des écuries d’Augias, le metteur en scène navigue entre deux eaux, entre gravité et humour noir, entre sérieux et tentatives gentiment abjectes. Un non-choix que l’oeuvre d’Alexandre Dal Farra ne pardonne pas. Malgré la création lumière de Kelig Le Bars et le travail scénographique de François Gauthier-Lafaye, qui parviennent à faire régner une atmosphère pesante, la pièce se métamorphose en sables mouvants qui aspirent peu à peu les comédiens, réduits à s’y débattre.
Surtout, tout se passe comme si quelque chose entre eux, ce soir-là, n’avait pas pris, comme si l’alchimie tant attendue ne s’était pas produite. Plus adversaires que partenaires, chacun reste dans son couloir de nage, plutôt que d’incarner le rouage d’un ensemble qui le dépasse. Un manque de cohésion, d’esprit de troupe et d’équipe, que le texte, là encore, ne pardonne pas. Tels les musiciens d’un orchestre où l’écoute ne serait pas de mise, ils s’invectivent ou se réconcilient sur un mode dysharmonique qui rend leurs échanges souvent faux. Fragilisées, les relations entre les personnages peinent à devenir crédibles – au-delà de la déformation du réel que le texte cultive – et, ce faisant, font s’effondrer la clef de voûte dramaturgique, et l’édifice tout entier.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Abnégation
Texte Alexandre Dal Farra
Mise en scène Guillaume Durieux
Avec Éric Caruso, Alain Fromager, Thomas Gonzales, Florence Janas, Stanislas Stanic
Assistant à la mise en scène et à la dramaturgie Alan Castelo
Traduction Alexandra Moreira Da Silva et Marie-Amélie Robillard
Collaboration artistique et création lumière Kelig Le Bars
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Peintre Pierre-Guillem Coste
Musique Sylvain Jacques
Conseillère musicale Luanda Siquiera
Costumes Colombe Lauriot PrevostProduction Comédie – CDN de Reims
Coproduction Compagnie DERNIERES BERLINES, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production
La traduction d’Abnégation est lauréate de l’Aide à la Création d’ARTCENA, en catégorie traduction.Durée : 1h20
Le Monfort, Paris
du 24 septembre au 3 octobre 2020Maison de la culture d’Amiens
les 21 et 22 avril 2021Comédie, Centre dramatique national de Reims
du 18 au 22 mai
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