L’acteur russe Grigori Manoukov livre une performance éblouissante au Théâtre Reine Blanche, seul en scène, dans une pièce d’Élisabeth Bouchaud. Il campe un guérisseur torturé par le doute.
C’est un homme au visage halluciné, les yeux écarquillés, la mine blafarde, les cheveux gris, longs et sales, qui fait irruption sur scène dans un grand fracas. Il se tient là, devant nous, parfaitement immobile. D’emblée, l’angoisse qu’il dégage est palpable, contagieuse, quasiment insupportable. Baigné dans une lumière ouatée, le décor tout autour évoque une cabane en bois miséreuse, en marge de la société, perdue dans les limbes d’une époque reculée. On distingue un poêle, une lampe à pétrole, une grande planche faisant office de lit, un tonneau en guise de table et une paire de vieux souliers en fond de scène. On le saura plus tard, la pièce se situe au début du 20e siècle, dans un village en Pologne. L’escogriffe prend la parole, enfin. Il a un accent d’Europe de l’Est à couper au couteau. Le pauvre homme nous apprend qu’il se terre ici depuis 12 ans, torturé par ses souvenirs et sa frayeur, incapable de revenir dans la société. Mais aujourd’hui, on le recherche. Aujourd’hui, on aimerait qu’il aille guérir à nouveau. Et le temps presse.
On l’imaginait médecin. En réalité, il est guérisseur, doté d’un pouvoir qui lui échappe, mais qui a fait ses preuves, par deux fois. Devant nous, seul en scène, il raconte son histoire. À qui s’adresse-t-il ? Au docteur qui le sollicite, mais qui n’est pas encore là, aux femmes qui ont partagé sa vie, mais qui ont disparu, et à lui-même surtout, avant qu’il ne sombre de plain-pied dans la folie. Un jour, par hasard, il a fait revenir une mourante à la vie. Il n’a jamais compris ce qu’il s’était passé. Mais il a réussi à « faire corps » avec la moribonde pour lui redonner l’énergie vitale qui s’évanouissait ; une question d’empathie, quasi métaphysique. Depuis, il est déchiré entre la raison et la superstition, et il ne sait plus faire la part des choses. Quand un jeune homme, plus tard, s’adressera à lui pour tenter d’acquérir son don, notre protagoniste fera de son mieux pour le lui transmettre, espérant par la même occasion se débarrasser de son fardeau… Mais les chamans sont voués à la solitude.
C’est une performance viscérale que nous livre le comédien russe Grigori Manoukov. Habité par son personnage à la lisière de la démence, il nous plonge avec une violence inouïe dans les limbes de ses souvenirs tortueux et ses réflexions philosophiques, nous tenant en haleine par la seule force de son magnétisme irrésistible et sa présence monolithique ; l’intensité brute de l’expérience déroute. L’acteur interpelle les spectateurs, avec son regard pénétrant, communique ses doutes, avec sa gestuelle saccadée, et nous fait voyager dans le temps, avec son phrasé rythmé. En fermant les yeux, on est surpris d’entendre un blues aux accents slaves ; quelque chose d’âpre, des sonorités inédites. Formé au théâtre d’Art académique de Moscou, Grigori Manoukov a fait ses preuves au cinéma devant la caméra des frères Dardenne, d’Éric Rohmer et de Luc Besson. Il tient pour la première fois un rôle dans une pièce d’Élisabeth Bouchaud, qui est aussi l’autrice du texte et la directrice du théâtre La Reine Blanche, où se donne le spectacle à Paris, et bientôt à Avignon où il a été créé, pour le Off. La metteure en scène comprend et sublime le talent de ce grand acteur russe que l’on aimerait voir plus souvent dans de beaux rôles sur les planches. Il est actuellement à Paris car la pièce qu’il avait prévu de jouer en Ukraine ce printemps a été annulée.
Comme lui, Élisabeth Bouchaud est une artiste au parcours atypique. Dans une autre vie, avant la mise en scène, elle œuvrait au Commissariat à l’énergie atomique, enseignait à l’École supérieure de physique et de chimie industrielle de la ville de Paris et publiait des articles dans de grandes revues scientifiques. Les questions soulevées ici – le rôle des superstitions, les limites de la rationalité, les fondements de l’épistémologie, la part de psychologie dans la médecine – la travaillent au corps, et ça se sent. Précise, intelligible, sa pièce n’est pas dénuée de poésie. On ne passe pas un moment léger au théâtre de la Reine Blanche. Mais des spectacles d’une telle densité, parfois, font du bien. À l’instar des alcools forts : à consommer avec modération.
Igor Hansen-Love – www.sceneweb.fr
Chaman, de la matière dont les rêves sont faits
Texte Elisabeth Bouchaud
Mise en scène Elisabeth Bouchaud et Grigori Manoukov
Création lumières et sonore Paul Hourlier
Costume Aska Błażejowska et Elisabeth Bouchaud
Jeu Grigori Manoukov
Production Reine Blanche Productions
Durée 1h20
Théâtre Reine Blanche, Paris
Du 8 mars au 17 avril (les mardis, 19h, vendredi, 19h et dimanche, 16h).Off Avignon 2022 au Théâtre de la Reine Blanche
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