Ce n’était pas gagné d’avance, tant le didactisme aurait pu les noyer. Mais les comédiens Alice Vannier et Sacha Ribeiro, en s’alliant au journaliste Antoine Chao pour consacrer ce Grand ReporTERRE #11 à une radio pirate, berceau des luttes actuelles, livrent un vrai spectacle, hautement politique et matière de théâtre étonnante.
Le contrat de la série Grand ReporTERRE, mise en place par Éric Massé et Angélique Clairand dès leur arrivée à la tête du théâtre lyonnais du Point du Jour en 2019, est simple et basique : une semaine de répétitions entre un journaliste et un ou des artistes sur un sujet qu’ils choisissent ensemble pour aboutir à une sorte de performance entre théâtre et documentaire. Conçus comme des one shot pour rester là-haut sur la colline qui prie de Lyon, certains épisodes ont depuis trouvé un écho au-delà, comme le cinquième, Comment séparer l’homme de l’artiste ? d’Étienne Gaudillère et Giulia Foïs, qui a beaucoup tourné. Ce sera le cas aussi pour ce onzième opus, qui commence doucement par un préambule contextuel exposant les règles resserrées du jeu. Raconter la fabrique de ce qui se déroule au plateau va même s’avérer être la grande force de ce spectacle, si proche de ce que Sacha Ribeiro et Alice Vannier ont toujours fait. Nous voilà donc dans le studio de Radio Lapin, au logo calqué sur celui de France Inter. La lampe vigie rouge s’allume au sommet d’un piquet qui permet d’émettre en pirate sur une fréquence empruntée, le 107.8.
Objectif : faire l’histoire des vaincus ou des luttes (selon chacun), ce qui s’illustre dans le fait d’entendre l’histoire du point de vue de ces animaux à grandes oreilles, car, tant qu’ils ne s’expriment pas, « leur histoire est racontée par les chasseurs », rappelle le trio citant l’historien américain Howard Zinn, lui-même cité par Daniel Mermet dans l’émission Là-bas si j’y suis. Vous y êtes ? En réalité, Grand ReporTERRE #11 est un spectacle gigogne résolument en connivence avec les auditeurs-détracteurs de France Inter et celles et ceux qui luttent pour le bien commun, mais qui ne bascule jamais dans l’entre-soi. D’une part, parce qu’il s’agit de la première radio de France, ici largement brocardée, et d’autre part, parce qu’il est question de mouvements (Extinction Rebellion, Les Soulèvements de la Terre…) qui mobilisent des milliers de citoyens et citoyennes sur le territoire français. Le spectre est donc large et l’empilement des exemples bâtit une édifiante photographie de la situation actuelle des endroits idéologiques et géographiques de combats.
Dans son rôle de journaliste et activiste, Antoine Chao rappelle l’histoire de ces radios pirates dans l’après 68 (radio klaxon, radio évasion, radio debout, radio verte Fessenheim ou, à Bologne, radio Alice), leur présence dans les ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens, à Sainte-Soline et auprès des Gilets Jaunes, mais aussi le piratage d’Inter en 2022 à l’annonce des résultats du 1er tour des élections présidentielles depuis la butte de Belleville… où il vit ! En était-il à l’origine, ou pas ? Blague ? Manifeste ultra politique ? C’est tout cela à la fois, à l’image de cette création qui alterne entre grands faits historiques et humour irrésistible, tant la mécanique de jeu entre Alice Vannier et Sacha Ribeiro, qui ont co-fondé la compagnie Courir à la catastrophe à leur sortie de l’ENSATT en 2018, est fluide. Et ça joue ô combien, notamment dans ces phases méta dont les deux artistes émaillent leurs créations : nous faire entrer dans la fabrique du spectacle – ici dans des discussions chez les unes et les autres attablés dans leur mini appart – pour dire ce qu’ils ne pourraient pas dire, car on ne peut évoquer tous les malheurs du monde sur scène. Et, de fait, c’est fait à l’occasion d’un numéro de duettistes irrésistible, et infiniment militant.
Mais ce Grand ReporTERRE #11 n’est pas un tract. C’est aussi une analyse du langage et de la dialectique politique et médiatique, de cette bataille culturelle que mène désormais l’extrême droite en s’accaparant Gramsci (!) et Jeanne d’Arc – « Cette gauchiste, butch, lesbienne… » –, ici réhabilitée avec quelques accessoires soigneusement choisis – faire du théâtre toujours, pas juste un discours. Grimé en Gramsci et en lapin, entre citations de Daniel Bensaïd et chanson de Chantal Goya au ukulélé, entrecoupés d’extraits sonores de faits d’actualités plus ou moins récents, le trio sait aussi laisser la place à un témoignage en direct, et chaque soir renouvelé, d’un ou une militante d’un mouvement local, comme Antoine Chao le fait habituellement dans son travail radiophonique. Ce soir-là, il est question des PFAS et des polluants éternels rejetés par la vallée de la chimie au sud de Lyon. Ajuster la focale sur les maux du monde, penser et jouer le plus sérieusement possible jusqu’à provoquer le rire. L’assemblage fonctionne à plein, et ce nouvel opus de Grand ReporTERRE dépasse brillamment le cadre de son format réduit.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Grand ReporTERRE #11 : Radio Lapin, histoires de luttes
Conception et mise en pièce de l’actualité Alice Vannier, Sacha Ribeiro, avec le journaliste Antoine Chao
Avec Antoine Chao, Sacha Ribeiro, Alice Vannier
Collaboration artistique Angélique Clairand
Scénographie Benjamin Hautin
Régie générale et son Marine Iger
Régie lumière Quentin Chambeaud
Collaboration technique Thierry Pertière et Christophe ReboulProduction Théâtre du Point du Jour, Lyon
Durée : 1h30
Vu en mai 2025 au Théâtre du Point du Jour, Lyon
CCAS La Barthelasse, Avignon, dans le cadre du Festival Contre Courant
le 16 juilletLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 3 au 4 novembreThéâtre de la Cité Internationale, Paris
du 10 au 14 novembre
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