Il y a dans L’échange de Claudel cette scène où thomas Pollock propose un paquet de dollars à Louis Laine en échange de sa femme : « tout vaut tant ! ». Puis cette autre scène de la pièce du jeune Brecht, Dans la jungle des villes, où Schlink le négociant Malais prétend acheter au jeune libraire Garga son opinion sur un livre, contre des dollars encore. Il y a, au-delà des différences évidentes, entre ces deux pièces que j’ai déjà mises en scène, une fulgurante résonance : la même violence d’un combat sans merci entre deux hommes, mais aussi bien la métaphore théâtrale de toute relation entre les humains, le même commerce entendu aussi bien dans son acception moderne d’échange commercial qu’au sens des relations qu’on entretient (et où l’on s’entretient avec l’autre) dans la société ou dans l’intimité.
Aujourd’hui, avec Dans la solitude des champs de coton c’est comme si j’ouvrais le troisième volet d’une trilogie sur l’échange, l’entretien, le désir, le combat, la haine, sur le temps et l’espace du théâtre : le deal, une trans-action dont l’étymologie dit bien aussi les connotations théâtrales.
Le Dealer, c’est un « black », parce qu’il incarne avec force l’altérité, qui fascinait Koltès – « ils seront inévitablement présents dans tout ce que j’écris », dit-il – et son humour : «un comique direct ». Le Client pourrait vous arrêter cette nuit au coin de votre rue, sur la dalle entre les tours d’une cité de banlieue, ou au sortir d’un café ; capable d’assumer aussi bien la violence du combat que la danse de séduction ou l’entretien quasiment philosophique avec le Dealer.
C’est la nuit. Mais où sont-ils ? Qui sont-ils ? Quel est l’objet du deal ? Quel désir les meut et les émeut, qui ne sera jamais nommé ? On ne parle PAS de la solitude… C’est une absence de quelque chose…
36 répliques, longues de plusieurs pages sauf vers la fin quand le frein lâche et le tempo s’accélère en une stichomythie réduite à quelques mots secs comme du Beckett : « – Rien – Alors quelle arme ? »
Ni monologue, ni dialogue : la rencontre de deux solitudes. Paroles contiguës qui ne se répondent qu’avec un pas de côté, un infléchissement de la trajectoire. Fragments d’un discours amoureux sauvé de quel naufrage ?
Dans la solitude des champs de coton est un poème en prose dont la puissance est de convoquer sur la scène un poids de choses, un réel ordinaire, familier peut-être, quelque chose comme la vraie vie (celle qui est absente !) : « Le théâtre pèse de tout notre poids sur le sol » – il fait surgir l’image d’un dépaysement sauvage, le hurlement de bêtes féroces dans la jungle, les montagnes, le bord des lacs, les forêts, la blancheur d’un champ de coton sous la lune : « un bon coup de vent et on décolle, légers ! »
Les deux personnages qui sont là sont comme pris sur le vif. Un bluesman et un punk de l’East Side. Possible. Totalement étrangers l’un à l’autre, ils se parlent ou ils se tuent. Ils sont aussi les héros anonymes d’un combat, lents katas de kung-fu, rounds éclairs d’un match de boxe. Ou danseurs d’une transe qui s’enfle, danse d’amour et danse de mort. Ou partenaires d’un entretien libertin et philosophique comme au XVIIIe siècle chez Crébillon. Combat physique et combat spirituel. Car l’important est ce qui se passe dans ce que disent les gens. Au théâtre c’est essentiel. Comme dans Shakespeare, Racine, et les plus grands. La langue de Koltès est théâtre dans sa quintessence, elle convoque la présence physique de l’acteur sur la scène. Les mots, le souffle, font l’acteur se lever, l’espace traverser, le temps devenir matière visible, dans l’esquive, le délai, tout un jeu de patience, et le corps à corps de corps en souffrance.
Ce qui me fascine dans l’écriture de Koltès c’est à la fois son emprise sur le monde contemporain, sa réalité urbaine, nocturne, marginale, inquiétante, son effet de réel, et sa capacité de créer métaphoriquement des espaces étranges comme ligne de fuite, pour qu’on ne s’affronte pas directement à trop d’étrangeté au dedans de soi. Jungles et déserts. Une écriture et un univers qui entrent fraternellement en résonance avec ceux de Rimbaud et de Faulkner. Note d’intention de Gilles Bouillon (avril 2012)
Dans la solitude des champs de coton
De Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Gilles Bouillon
Les Editions de Minuit
Dramaturgie: Bernard Pico
Scénographie et costumes: Nathalie Holt
Lumières: Nicolas Guellier
Régie Générale: Laurent Choquet
Construction du décor: réalisée par l’équipe technique du CDR de Tours sous la direction de Pierre-Alexandre Siméon
Avec Bastien Bouillon et Adama Diop
Durée estimée 1h30
Du 28/05/13 au 07/06/13
Mardi, mercredi, vendredi, samedi à 20h, lundi et jeudi à 19h
Représentation scolaire vendredi 31 mai à 14h
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !